Dans une époque en proie à l’hyper-communication, à la propagation effrénée de fake news et au besoin immodéré de transparence, les silences deviennent un outil pour piloter et comprendre les entreprises.
Du silence résigné des ingénieurs entraînant le dieselgate au mutisme de la Chine face aux premiers signes du Covid-19, de bruyants silences peuplent l’actualité économique et politique. Rares sont les articles scientifiques appelés à faire date. C’est le cas de « Organizational silence: A barrier to change and development in a pluralistic world », publié en 2000 par les professeures new-yorkaises en management Elizabeth Wolfe Morrison et Frances Milliken. Croisant les avancées de la psychologie du travail, de la recherche en management, en sociologie et en sciences communicationnelles, les travaux sur les silences organisationnels révèlent un paradoxe : peut-être plus que tout autre phénomène, les silences nous parlent puissamment des organisations humaines. De quoi s’agit-il ? De ces situations fréquentes, dans lesquelles une ou des personnes choisissent de ne pas exprimer d’opinions, de jugements, de critiques ou de propositions qui concernent leur travail et leur organisation, et ce vis-à-vis d’une autre personne qui pourrait pourtant changer la donne. Phénomène majeur : en 2003, Elisabeth Wolfe Milliken, Frances Milliken et Patricia Hewlin ont montré que 85% des personnes interrogées déclarent s’être senties incapables, en une occasion au moins, de parler de quelque chose à leurs supérieurs, même si le problème était important.
Différents types de silences organisationnels
Le premier mérite de ces recherches est d’avoir catégorisé ces silences : les silences auto-protecteurs consistent à se taire afin de ne pas s’attirer d’ennuis, de critiques, de sanctions ou de représailles de collègues ou de supérieurs hiérarchiques. Les silences résignés, plus profonds et plus difficiles à surmonter, s’ancrent eux dans la conviction que parler ne changera rien. Orientés vers autrui, les silences prosociaux ont pour vocation de protéger un collègue, en se gardant, par exemple, de révéler une erreur. Dans les silences opportunistes, la personne entend conserver le monopole et le bénéfice d’une information. Les silences déviants visent à causer du tort à un ou des collègues, en ne les informant pas d’un danger, en les ostracisant, par exemple en ne les saluant pas le matin, en les excluant d’un projet dont ils devraient faire partie, ou encore en ne répondant pas à leurs mails.
Les conséquences sont lourdes. L’histoire des organisations regorge d’exemples poignants ou cruels : des silences complices entraînant la crise des subprimes, le scandale du sang contaminé, un partage d’information défaillant entre le FBI et la CIA en amont du 11 septembre 2001, le scandale de l’amiante, l’agression sexuelle de sportives dans certaines fédérations, des situations de harcèlement moral donnant lieu à des procès médiatisés. En deçà de ces exemples illustres, des situations certes banales, mais ravageuses : une diminution de la motivation individuelle, de la performance et de la satisfaction des salariés, des situations de repli, de stress, de burnout. Et du côté de l’organisation, une baisse de l’innovation, un turnover élevé, des erreurs techniques, des accidents réels ou évités de justesse.
Des causes multiples
Les variables influant sur ces silences sont multiples. Les éléments propres au message non communiqué, tout d’abord : bonne ou mauvaise nouvelle, urgence et/ou gravité relative ou extrême de l’information, support et canal possibles pour communiquer celle-ci, rapport hiérarchique avec les destinataires, etc. Des variables individuelles, aussi : le parcours individuel, le tempérament, la capacité de régulation des émotions, le rapport aux figures d’autorité, hérité de l’éducation familiale et scolaire, mais aussi le degré d’identification à l’organisation, les valeurs de l’individu, son engagement au travail, etc. L’organisation elle-même est porteuse de variables qui influeront sur le choix de se taire : règles et culture organisationnelles, pratiques de management obsolètes ou délétères, climat de travail, degré et modalités de participation aux décisions, top management présent depuis longtemps dans l’organisation. Au-delà des individus et de l’organisation, l’environnement et le contexte peuvent eux aussi avoir un impact : niveau et moyens juridiques de protection du salarié, liberté d’expression, tension du marché de l’emploi dans ce secteur, mais aussi traits culturels propres à chaque pays (individualisme, stratégie d’évitement face à l’incertitude, rapport à l’autorité, etc.).
Un révélateur puissant et à prendre en compte
Pour peu qu’on les écoute, ces silences opèrent en définitive comme un puissant indicateur, voire un révélateur, et éventuellement comme un symptôme, de ce qui gagnerait à être vu comme la « santé psychique organisationnelle » de l’entreprise. Non plus vue donc, cette fois, comme une mosaïque d’employés individuels plus ou moins motivés, engagés et/ou performants, mais comme une entité douée d’une âme et d’un corps. Ceci impliquerait des états-majors et des ressources humaines, tout comme du monde du travail dans son ensemble, un changement de regard, sur l’ombre et la vie cachée de l’organisation : par leur contenu, par leurs causes multiples et leurs conséquences, les silences nous parlent, plus que tout autre phénomène, du fonctionnement et de la vie psychique des organisations.
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