Dans cette série de trois articles, nous nous interrogeons sur le sens que revêt cette notion d’apparence simple : « apprendre » et ce que cela suppose d’efforts, à commencer bien sûr pour celles et ceux qui nourrissent l’ambition de transmettre mais aussi pour les apprenants eux-mêmes.

En l’occurrence, c’est de cette seconde perspective, individuelle et personnelle, que nous souhaitons partir car elle porte les germes d’une dimension collective, voire sociétale, qui relève précisément du « sens » que beaucoup appellent de leurs vœux. Ces efforts sont-ils vains ? S’inscrivent-ils dans une perspective qui leur donne sens ? Ce sens est-t-il porteur d’une dimension qui dépasse la seule appréciation du retour sur investissement personnel ?

Dans cette optique, nous explorerons successivement trois arguments, dans une série de trois articles :

  1. Apprendre suppose un effort et un effort cela fait mal !
  2. Cette souffrance personnelle est un mal nécessaire pour faire société
  3. Le rôle et la place de l’éducateur est pivot dans tout collectif

Commençons donc, sans originalité, avec le premier. Ce premier article pose un constat qu’on oublie parfois au nom de la sacro-sainte satisfaction de l’apprenant : apprendre est aussi une souffrance !

1.Apprendre, ça fait mal !

La formule en déplaira à plus d’une et plus d’un. A l’heure où les procédés de gamification irriguent les programmes de formation des entreprises pour capter l’attention et l’engagement d’apprenants sur-sollicités de toute part, elle sonne comme un tue l’amour qui ne pourrait que vider les salles de formation, réunions Zoom et autres plates-formes de eLearning.

Il n’est pas question ici bien sûr de renier l’utilité de méthodes qui ont fait leur preuve et qui constitue l’une des dimensions de l’apprentissage, encore moins de prétendre qu’il faille décourager l’équipage avant même d’être monté à bord ! Bien au contraire. Néanmoins, il convient de s’interroger sur toute démarche qui pourrait conduire à laisser accroire aux apprenants que leur progrès se fera sans effort de leur part. La focalisation parfois un peu simpliste sur une satisfaction d’un apprenant devenu roi peut ainsi relever d’une imposture au regard de ce que l’on vise vraiment, à savoir le développement desdits apprenants.

Oui ! Apprendre demande des efforts

Apprendre suppose d’abord de désapprendre, nous ne reviendrons pas sur cette affirmation qui faisait l’objet d’un article précédent. Intéressons-nous plutôt à l’effort que cela impose.

Le préfixe « a » placé à l’entête du mot « prendre » en dit long. Un préfixe « a » gravé en lettre d’or comme une devise sur le fronton d’un fragile édifice : « a » qui vient du grec signifiant « sans » ou « pas ». Apprendre consiste en effet à intégrer un nouveau savoir à notre système de représentation. Or, par nature, un système tend à se replier sur lui-même pour assurer sa cohérence. Tout nouvel objet à intégrer le perturbe par nature. Le nouveau, l’inconnu (le préfixe in comme « opposé » du connu) choque les étais de notre système de représentation, conduisant le Sujet, c’est-à-dire vous et moi, à sortir de l’immobilité dans laquelle ses certitudes l’avaient plongé. À l’instar des prisonniers de la caverne de Platon, tourner la tête, ouvrir les yeux, se lever, demande un tel effort, qu’il semble plus facile d’y renoncer, d’autant plus lorsque le nouvel objet de connaissance nous parait insaisissable ou incompréhensible.

Un effort sans fin conduit à la souffrance

Nous pouvons accepter cet effort si nous y voyons une fin, plus ou moins proche, une récompense qui justifie, à nos yeux, ce que nous avons consenti. Mais s’engager sur un chemin, rude et escarpé[1], sans même savoir où il mène peut sembler constituer un effort insurmontable dont la perspective de récompense est aléatoire.

Pourtant, cette absence de destination certaine est peut-être notre seule certitude. De nombreux penseurs nous ont dit l’impossibilité de tout connaître : la montre d’Einstein restera fermée[2], notre compréhension de son mécanisme ne sera jamais qu’une croyance. Cette certitude d’absence de limite de la connaissance renforce alors la difficulté de l’apprentissage : non seulement je dois faire un effort pour apprendre un peu, mais en plus, j’ai la certitude que ce seul effort ne suffira pas et qu’il me faudra recommencer sans fin.

Sauf à rester dans l’illusion d’une valeur d’utilité immédiate acquise à peu de frais, s’engager sur le chemin véritable de l’apprentissage revient donc à s’engager dans une quête d’un Graal dont je sais par avance qu’il n’existe pas. Ainsi, si l’on développe l’ambition d’apprendre vraiment un art ou un métier, au-delà de la stricte maîtrise minimale d’un outil ou d’une méthode déconnectée du métier, alors Sisyphe n’est pas loin. Apprendre une technique simple, avec toute la satisfaction que l’on peut avoir à réussir à taper sur un coin avec un merlin, est bien différente du long voyage que demande un réel apprentissage, pour devenir bûcheron ! Du plaisir au bonheur, il y a un pas !

Faire face à l’angoisse de l’infini

Cette prise de conscience, qui constitue l’un des premiers apprentissages réels, nous renvoie au sens même de notre existence. Pour continuer d’apprendre vient alors la nécessité de rester sourd aux sirènes qui nous inviteraient à abandonner cette quête qu’on pourrait croire vaine. Et là encore, l’effort est grand tant il nous renvoie à des notions dont on préfère détourner le regard comme l’incertitude, l’instabilité, l’absence de sens ou de finalité. Au-delà de l’effort donc, apprendre nous plonge nécessairement dans une angoisse dont Françoise Dolto dit qu’elle est constitutive de l’être humain lucide[3].

S’accrocher à nos certitudes comme autant de branches qui nous évitent de tomber dans nos failles, devient alors une tentation de tous les instants, à l’image de Robinson qui cède à la tentation de la « souille ». Apprendre est nécessairement une souffrance si l’on accepte de considérer que cette lutte acharnée contre notre nature, encline à la stabilité et à la certitude, n’est pas gagnée d’avance.

Finalement apprendre, c’est donc accepter que nous ne saurons jamais complètement tout ce qu’il y a à savoir et que nous tournerons toujours autour de la connaissance sans jamais pouvoir la saisir complètement. Mais c’est aussi et surtout, accepter de continuer malgré tout. L’effort le plus grand dans l’apprentissage est par conséquent l’effort de la sagesse. C’est en cela que l’artisan peaufine sans cesse son tournemain, cherche en permanence à progresser dans son art, car au fond, sa finalité n’est plus lui-même mais son art. Sauf à réduire un métier à la réalisation de quelques techniques élémentaires, l’apprentissage d’un métier s’inscrit nécessairement dans un temps long pour na pas dire sans fin, avec toute l’humilité que cela demande.

Ayant pris conscience de cela, chacun pourra se demander : « mais au fond pourquoi faire cet effort ? ». C’est cette perspective qui animera notre prochain article.


[1] Allégorie de la caverne, Livre VII de la république de Platon

[2] Albert Einstein, (1983), L’évolution des idées en physique, Flammarion.

[3] « Un être humain est d’autant plus évolué que son angoisse est plus grande », extrait de au jeu du désir, essais cliniques édité au seuil en 1981.

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