La covid nous apprend-elle quelque chose du management ? Je ne parle évidemment d’une évaluation de la gestion de la crise sanitaire ; pour le faire il faut savoir attendre la fin de l’histoire avant de porter des jugements aussi arrogants que définitifs sur les actions des uns et des autres. L’article fait plutôt référence à ce que cette crise peut nous apprendre pour aborder le management.

Pour mieux aborder la question mystérieuse du management, on a toujours légitimement emprunté des références et espéré de l’inspiration de la vie en dehors de l’entreprise : à la politique, au domaine militaire, artistique et auprès des grands hommes dans des domaines totalement extérieurs à celui de l’entreprise[1]. Il n’est donc pas aberrant de s’interroger sur ce que la crise de la covid peut nous apprendre pour penser le management à nouveaux frais. En effet cette crise a ceci de particulier qu’elle a concerné tout le monde, directement ou indirectement et elle a suscité de tous des prises de position fermes et régulièrement définitives. Est apparu au grand jour le syndrome de la pendule cassée : de la même manière qu’une pendule en panne est à l’heure deux fois par jours, chacun a eu raison à un moment ou l’autre à force de dire tout et son contraire.

On a aussi pu constater, avec un peu de recul, la force des processus d’apprentissage : en quelques jours la vision du monde et les priorités changent, de nouveaux comportements émergent et d’autres disparaissent et quelle que soit la densité des certitudes antérieures, le monde devient différent, les évidences se renversent, mettant ainsi en échec l’idée que les transformations seraient forcément lentes et douloureuses.

Est-il possible de trouver quelques apprentissages portés par la crise pour aborder la question du management, la fonction de créer de la performance collective ? On peut au moins pointer trois apprentissages intéressants qui peuvent constituer le nouveau passe managérial : ils concernent la question de la performance, celle de la maîtrise et celle de la cohésion.

La performance

Le management vise la performance. Tout le monde peut s’entendre là-dessus tant que l’on ne regarde pas comment définir et mesurer cette performance. Le terme anglais de « performance » comprend, par exemple, non seulement le résultat mais le processus qui y conduit. Pour l’animatrice d’émissions de télévision à scandale, la performance de l’entreprise consiste évidemment à faire du profit : si au moins elle pouvait avoir raison, cela simplifierait la vie du dirigeant. Cependant la réalité est plus complexe ; faire de la performance, c’est aussi – et parfois surtout - maîtriser les risques, comme le font aujourd’hui les entreprises en tentant de sécuriser leurs approvisionnements ou leurs chaînes logistiques.

Donner de l’attention au risque ne va pas de soi et la crise de la covid nous l’a encore montré parce que, sans vaccin ni traitement, la gestion du risque – la transmission – est la principale préoccupation de gestion d’une pandémie. Quand le virus se transmet par voie aérienne, l’enjeu est de ralentir, d’éviter, d’empêcher les occasions de rapprochement ou de contact qui favorisent la transmission du virus. Le meilleur moyen d’éviter la transmission est évidemment de cantonner chacun chez lui sans aucun contact avec d’autres bipèdes. Comme cela semble difficile à faire, on essaie par tous les moyens de réduire le risque de transmission en réduisant, limitant les contacts et l’on prend des mesures en ce sens, que ce soit le télétravail, la fermeture de lieux de rassemblement ou la limitation des déplacements.

On a pu mesurer la difficulté de réaliser ce genre de performance qui ne consiste qu’à limiter les risques, le risque de contagion avec ses conséquences d’engorgement des hôpitaux, de report de traitement des malades qui ne peuvent plus y accéder, de casse de l’économie. Il y a un moment dans les pandémies où un des objectifs de performance consiste à limiter les risques, surtout quand on est encore dans l’incertitude des dommages potentiels.

Pas facile de faire passer cette idée du risque. Il y a ceux qui ont oublié l’histoire ou ne l’ont jamais apprise : elle a connu déjà les épidémies avec leur logique d’évolution, de contagion, leurs courbes de progression et de disparition. Il y a ceux qui s’opposent par principe aux mesures prises du fait de leur auteur, quel qu’en soit l’objet ; ceux qui forts d’avoir découvert l’origine du complot caché dans l’occurrence de la pandémie, vont contester toute action sur le sujet puisque ce serait conforter les instigateurs cachés d’un phénomène dont ils contestent parfois même l’existence. Il y a aussi les fraudeurs, ceux qui contournent les règles et portent le masque à la cheville tant que la loi n’a pas précisé qu’il devrait couvrir le nez. Il y a enfin tous les ratiocineurs qui vont traquer l’incohérence de toute mesure : « si on interdit cela comment se fait-il que l’on autorise … » ; le pointage d’une incohérence devient alors le moyen de contester et de contourner la mesure.

Cette dernière attitude est particulièrement intéressante. Elle témoigne de l’illusion souvent répandue que dans une société complexe et bureaucratisée, on pourrait atteindre la cohérence totale de l’ensemble des mesures et règlements. Mieux encore elle refuse l’idée que le but n’est pas tant d’atteindre une cohérence totalisante que de réduire le risque, limiter le nombre de contacts et d’occasions de transmission.

En matière de management aussi, l’idée de la gestion des risques comme facette de la performance ne va pas de soi. Accepter la notion de risque, tout faire pour le limiter sans prétention de l’éliminer, cela requiert du réalisme mais surtout de l’espérance, celle de l’entrepreneuriat. L’entrepreneur n’imagine pas avoir créé un monde parfait protégé du risque, il cherche plus modestement à le contenir, le limiter avec l’espoir de dépasser les conséquences de leur éventuelle réalisation.

La maîtrise

La covid nous a montré autre chose, la difficulté d’accepter l’idée de ne pouvoir tout maîtriser. Subitement on s’est trouvé dans une situation imprévue, inédite, sans explication plausible, sans solution prête à l’emploi. On se rendait compte brutalement qu’il n’y avait aucune figure d’autorité vers laquelle se tourner pour avoir l’explication, la solution. On s’est aperçu aussi que dans ce vide, le terrain était laissé à ceux qui revendiquaient tout savoir, avoir tout compris et dévoilé d’une réalité cachée. Ils jouaient sur du velours en répétant sous différente tonalités leur sonate à quatre mouvements : s’il y a un problème il y a une explication, s’il y a une explication il y a une solution, s’il y a une solution, quelqu’un la possède, si quelqu’un la possède et si on ne la voit pas c’est que certains la cachent.

Au-delà de cette approche des choses se trouve évidemment la croyance selon laquelle tout doit pouvoir se maîtriser ; c’est une illusion archaïque, l’histoire des hommes est jalonnée par ces espoirs toujours déçus selon lesquels l’homme devrait tout maîtriser grâce à ses forces et sa puissance. Force est de constater que la croyance touche le management, sûr de sa capacité à tout maîtriser dans une organisation grâce à sa technique et son habileté. Cette illusion de la maîtrise totale toujours fréquente dans l’action incessante de mettre en processus, en normes et en modes opératoires figés, c’est aussi passer à côté de la liberté des acteurs qui demeure dans toute organisation ; c’est la nier, refuser de la prendre en compte, de faire en sorte de la faire contribuer à la performance.

La cohésion

La crise de la covid aura montré la difficulté de maintenir dans la durée la cohésion des équipes, des familles, de la société dans son ensemble. Certes, la diversité des opinions est naturelle, et même parfois souhaitée quand elle contribue à affirmer l’existence de chacun à l’intérieur d’un groupe, pour le bon fonctionnement d’une société. Mais on a constaté que si chacun a vécu cette crise de manière personnelle, souvent surprenante, les positions se sont souvent durcies au fil du temps d’une manière telle que tout dialogue devenait impossible. Les tensions sont nées au sein des familles comme des équipes de travail ; l’affection, la confiance et la complicité ne résistaient pas aux rejets et procès d’intention interdisant tout dialogue, toute écoute, toute confrontation d’idées sereine. On a obervé un débordement de haine, de procès en sorcellerie, et le film protecteur de la politesse, du respect de l’autre et de la simple prudence a montré sa fragilité, avec des conséquences durables dans les relations interpersonnelles.

Cela en dit long sur la fragilité de la cohésion pourtant indispensable au bon fonctionnement de toute organisation car manager c’est maintenir et développer la cohésion suffisante pour accomplir en commun. Les managers devraient retenir l’expérience de cette fragilité : beaucoup ont constaté les ravages du débat sur le vaccin. Ils ont mesuré combien l’histoire, les convictions ou les fantasmes de chacun prenaient le dessus, parfois au mépris de toutes les complicités tissées au fil d’une longue expérience professionnelle commune. Ils ont pris conscience du besoin d’une cohésion qu’ils croyaient peut-être acquise ou évidente. Ils ont compris qu’en matière de cohésion tout est toujours à refaire car les discours sur l’engagement, le collectif, le sens commun, le projet et toutes ces joyeusetés se fracassent aisément devant l’expression d’une individualité qui a absolument besoin de s’exprimer.

Le constat peut paraître pessimiste, donner trop d’importance à des phénomènes minoritaires, marginaux. Il ne faut cependant jamais oublier que les révolutions ou les bouleversements dans les sociétés sont le plus souvent le fait de minorités, de phénomènes marginaux. Les risques sur la cohésion sont donc bien réels et ce devrait être aujourd’hui, dans une situation d’acclimatation - ou de dépassement si on est optimiste – à la crise sanitaire, un enjeu managérial majeur. On comprend que les managers soient polarisés par les difficultés de recrutement et d’approvisionnement mais cela ne devrait pas occulter l’enjeu de cohésion, plus délétère que l’augmentation du prix des matières premières.


[1] Ne vient-il pas de paraître un « Le Management … selon Jésus » par Florian Mantione et Hervé Ponsot aux Editions du Cerf (1921)

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