En matière de carrière, il semble qu’au fil du temps s’épaissit la couche de zones. On a beaucoup parlé de zone bleue quand chacun œuvrait à sa carrière en en payant le prix fort, que ce soit en soumission organisationnelle, en jeu politique ou en perte d’équilibre avec sa vie personnelle. Il y a eu la zone rouge, qui stigmatisait les carrières impossibles, ce qu’il fallait éviter absolument, parfois dans les cadres vieillis d’entreprises qu’il fallait fuir au profit des périphéries du secteur du conseil ou du bien-être obligé des start-ups. C’est maintenant le tour de la zone blanche, ces zones où la personne se sent totalement perdue sans réseau disponible ; cette zone n’est pas tant physique que temporelle, une sorte de stade de la vie professionnelle qui peut survenir pour toutes les générations.

La zone blanche, c’est d’abord une grande insatisfaction dans sa vie professionnelle. Comme toutes les insatisfactions celle-ci peut se rationaliser de différentes manières sans toujours savoir quelle foi accorder aux rationalisations. On parle de manque de sens, d’intolérance aux jeux et vanités de la vie organisationnelle, de l’ennui au travail, etc. L’insatisfaction est souvent d’autant plus difficile à supporter que l’on ne saurait dire précisément ce qui permettrait d’en sortir.

La zone blanche, c’est aussi une grande incertitude sur l’avenir, sur les choix que l’on pense devoir faire pour un autre secteur, une autre fonction, un autre équilibre de vie. Ce peut même être un fort sentiment de culpabilité du fait de ne pas savoir, de ne pas agir de ne pas prendre les décisions radicales alors que d’autres semblent – à tort ou à raison – capables de prendre.

Peut-on dire alors que la zone blanche serait une cause du mouvement de la grande démission comme il se produit actuellement aux Etats-Unis avec toutes ces personnes qui sortent du marché du travail et disparaissent des statistiques traditionnelles de l’emploi ou du chômage ?

Les causes possibles de cette zone blanche en matière de carrière sont nombreuses, trop nombreuses peut-être et cela traduit la complexité du phénomène mais aussi notre difficulté à l’observer avec recul et objectivité. Ce n’est pas quand on est dans le bateau qu’il est le plus facile de percevoir son mouvement. On peut cependant suggérer trois de ces causes.

L’entrée en zone blanche peut être conjoncturelle, liée aux deux années de crise sanitaire en particulier. La crise a été difficile, imprévue, avec de nombreuses conséquences désagréables liées au confinement, à la rupture des modes de vie et des habitudes. Mais nombreux ont été ceux qui ont continué d’être payés normalement voire pour une quantité de travail moindre. Peut-il y avoir un effet d’engourdissement du « quoiqu’il en coûte » conduisant à se poser des questions nouvelles : tout cela a-t-il un sens, n’est-il pas temps de penser à autre chose ?

Une seconde cause possible de l’entrée en zone blanche pourrait aussi être une certaine complaisance à l’insatisfaction, ce que l’on appelait l’acédie dans des temps anciens, ce manque de soin de l’âme produisant de l’ennui, de la torpeur : l’ennui des réunions et du reporting, des enjeux stratégiques qui n’ont plus de sens, du sentiment de ne plus avoir d’objectifs, tant personnels que professionnels. Il y a de l’insatisfaction sur tous les plans mais on ne sait même pas ce qui pourrait la combler ; tout paraît vain et l’on se fait envie de nature parce qu’on croit qu’il en existe encore une.

Il faut aussi se demander si la zone blanche n’est pas paradoxalement favorisée par des pratiques nouvelles de fonctionnement du marché du travail. Celui-ci s’est transformé profondément en s’abandonnant au mode de la séduction et de la DDV (Danse Du Ventre) : les informations diffusées sur les réseaux sociaux professionnels permettent à différentes entreprises ou intermédiaires de faire de la veille et de la recherche systématique de manière vigoureusement proactive. On n’attend plus de disposer de postes pour solliciter les profils intéressants, les talents, les pépites dont on peut toujours avoir besoin, surtout au moment où les salariés sont considérés comme infidèles et volages. A force de recevoir des sollicitations plus ou moins sérieuses, certains se prennent à réévaluer à la hausse leur valeur sur le marché et à revoir à la hausse leurs chances de mobilité ; un peu comme tous ces propriétaires qui se mettent à exagérer la valeur de leur bien à force de recevoir des propositions d’agents immobiliers en quête d’exclusivité.

Quelles qu’en soient les raisons, aborder la zone blanche est souvent très inconfortable ; on veut en changement dans sa carrière sans savoir précisément lequel, on feuillette en vain le catalogue des offres ou plutôt on scroll les réseaux sociaux professionnels de manière addictive sans jamais ressentir la moindre envie durable pour un poste. On a un problème ! Cela me fait penser à l’histoire de cet ami, sur le point de prendre sa retraite, qui se posait des questions existentielles sur son engagement futur. Il décida de faire une retraite dans un monastère pour discerner la direction à prendre ; à la sortie du monastère, on lui demande si la retraite a porté ses fruits et il répond par l’affirmative ; on s’enquiert de son choix d’activité mais il répond qu’il ne sait pas. Devant l’étonnement de ses amis, il dit qu’il ne sait pas ce qu’il veut mais qu’il a compris que ce n’était pas le problème ! Voilà la solution à la question de la zone blanche : ce n’est pas un problème.

En effet, les zones blanches s’accompagnent souvent chez les professionnels d’un fort sentiment de culpabilité, surtout quand on a fait de la maîtrise de soi et de l’illusion de tout diriger dans son existence un principe de vie. Il n’y a pourtant pas de raison de culpabiliser : il est normal dans une vie – personnelle, professionnelle, voire spirituelle – de rencontrer ces moments de vide, de flou, d’interrogation. Le problème n’est pas tellement de les vivre, ce serait plutôt de ne rien faire et d’attendre d’en sortir par enchantement.

Un article récent[1] essaie d’aller en ce sens en pointant les avantages ou les opportunités de cette incertitude parfois difficile à supporter. Après avoir rappelé qu’il y a parfois dans la présence d’un but clair et assuré un risque de refuge, d’auto-persuasion ou de protection, ils suggèrent d’utiliser ce moment d’incertitude, d’être proactif, de ne pas se laisser envahir par la culpabilité mais d’y trouver des opportunités. S’il n’y a pas de culpabilité à avoir, on ne saurait cependant, selon les auteurs, justifier l’inaction. En effet en zone blanche, c’est le moment de prendre du recul, de se poser de bonnes questions comme celle, par exemple de relire les moments de sa carrière jusque là où on a été particulièrement heureux, où on a le plus appris car cela peut aider la réflexion. L’incertitude devrait aussi inciter à exciter la vigilance, la curiosité pour des pistes nouvelles. C’est le moment de refaire son portefeuille de compétences, pour regarder avec objectivité ses compétences plutôt que des jobs. Il est important de ne pas se fixer des objectifs trop généraux, comme retrouver du sens ou être utiles mais plutôt réfléchir concrètement à ce que l’atteinte de ces objectifs pourrait signifier, concrètement dans la vie de tous les jours. Il faut se demander aussi si ses attentes, ses manques ne peuvent pas être comblés dans des lieux autres qu’un job ou une entreprise mais dans les activités personnelles, associatives. Finalement il n’est pas inutile de se poser la question de savoir si c’est vraiment le poste et le travail qui est en jeu ou un mode de vie qui peut être choisi sans forcément changer d’emploi.

Tout tient donc dans ces moments aux bonnes questions que l’on doit se poser. C’est ce qu’apporte un autre article du même numéro de la HBR[2]. En effet il ne faut pas attendre le problème de carrière ou la zone blanche pour s’interroger. Toutes les traditions éducatives ou spirituelles ont toujours convenu que le travail sur soi fait partie de l’hygiène personnelle. Il faut savoir sortir de la zone blanche mais peut-être aussi éviter d’y entrer.

Ne pas entrer dans la zone blanche, c’est revenir en permanence sur ses valeurs importantes et la possibilité de les vivre dans son travail actuel ; c’est aussi ne pas se laisser aveugler par l’actualité mais savoir situer ce que l’on vit sur la trajectoire de ce que l’on a vécu jusque-là et ce que l’on compte vivre dans le futur. Plus on a une idée précise de ses objectifs, moins on a de chances de se laisser séduire par les sollicitations sur les réseaux sociaux dont la force est d’autant plus grande que l’on ne sait plus clairement ce que l’on veut. Devant des attentes et des besoins nouveaux, on se demandera toujours comment on peut commencer immédiatement de les satisfaire : la capacité à commencer d’aller immédiatement vers une direction, l’acquisition d’une compétence, un changement de vie, c’est de commencer immédiatement le chemin : si on n’y arrive pas, c’est peut-être que l’envie et l’objectif ne sont pas suffisamment forts…

La clé de la zone blanche est peut-être là : si des insatisfactions se font jour, si les envies pointent, le meilleur crash-test n’est-il pas de commencer de les satisfaire immédiatement, sans même changer de job ? C’est joli de vouloir une vie plus saine, mais il y a toujours des moyens de commencer immédiatement le processus d’assainissement.

Mais la zone blanche ne concerne pas que les personnes, c’est aussi un enjeu pour leurs managers. Sachant que leurs collaborateurs peuvent frôler ces zones, et sans toujours qu’ils en aient conscience, c’est peut-être nécessaire aujourd’hui de faire en sorte que le temps passé au travail ait une valeur ; après des mois de confinement et un télétravail aux effets parfois délétères, il devient urgent de faire en sorte que le temps de présentiel vaille vraiment la peine.


[1] Carucci, R, Clark, D, Chamorro-Premuzic, T. The Upside of Feeling Uncertain About Your Career. HBR, Jan 2022

[2] Zucker, R. Ask The 5 Questions to Decide Your Next Career Move. HBR Jan 2022

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