(Voir NDLR[1]) Ce qui est inédit avec la pandémie c’est l’obligation qui a été faite aux entreprises de recourir au télétravail pour continuer de fonctionner et pour respecter les consignes gouvernementales dans de nombreux pays. Avant cette obligation légale, plus de la moitié des entreprises ne le pratiquaient pas du tout en Europe. Et les autres le pratiquaient, pour la plupart, de façon très modérée et le plus souvent sur la base du volontariat des salariés. De nombreuses entreprises réticentes ont donc dû se jeter à l’eau et certaines y ont pris goût au point d’y voir maintenant une sorte de solution quasi magique à leurs problèmes organisationnels et managériaux. Ces espoirs risquent toutefois de déboucher sur des déceptions parce qu’ils reposent sur l’idée que la technologie suffit à révolutionner l’organisation du travail. Or, comme l’ont démontré, dès les années 1950, les travaux d’Eric Trist et de l’école sociotechnique, la physionomie du travail ne dépend ni de la seule technologie, ni des seuls comportements individuels et collectifs, mais des deux à la fois. Pour en revenir aux enjeux actuels, cela signifie qu’aucune technologie ne peut être implémentée avec succès dans une entreprise sans prendre en compte les dimensions culturelles et humaines de celle-ci.

Le télétravail et le mode d’organisation

Face à la situation sanitaire, une extrême prudence a été en effet constatée dans la plupart des organisations. En mai 2020, le premier déconfinement n’a pas été synonyme d’un retour massif dans les entreprises dans de nombreux pays. Elles ont maintenu une importante proportion de collaborateurs en télétravail depuis des mois. Le télétravail a été une bouée de sauvetage parce qu’il était contraint et jugé temporaire. Pour le perpétuer, une évolution des modes de management est indispensable. Le traditionnel « command and control » doit céder la place à un management par la confiance. Mais un changement de culture et de posture ne peut se faire du jour au lendemain. Construire une organisation qui décentralise la prise de décision, et fait la part belle à la délégation et à l’autonomie, nécessite un accompagnement et de la formation, tant pour les managers que pour les collaborateurs. Sans cette refonte profonde, ce n’est pas du télétravail qui est mis en place… mais du contrôle à distance !

Les confinements successifs ont montré que les entreprises étaient capables du pire comme du meilleur, avec d’un côté celles qui abusaient des solutions de traçage des connexions, de l’autre celles qui favorisaient l’« empowerment », c’est-à-dire la libération des énergies du terrain pour trouver et tester des solutions. Un escalier se balaie par le haut : on ne peut pas demander à un manager de proximité de faire confiance aux membres de son équipe si le top management n’en fait pas de même. L’exemplarité des dirigeants est toujours source d’inspiration et permet de véritablement impulser les dynamiques de transformation. Il ne faut pas non plus négliger la difficulté psychologique : la perte de contrôle physique, c’est-à-dire le fait de ne plus avoir les collaborateurs dans son champ visuel, est déstabilisante. Les entreprises doivent se donner du temps pour que chacun acquiert les nouveaux codes. Se dire que le télétravail peut perdurer sous prétexte qu’il a fonctionné pendant le confinement et a permis de sauver l’activité d’un grand nombre d’entreprises est un leurre. Une fois de plus, une majorité de salariés a découvert ce type d’interactions à l’occasion d’une situation inédite.

Pour acculturer les équipes à ces nouveaux modes de fonctionnement, il s’agit d’abord de convaincre les dirigeant(e)s de se former et de s’ouvrir à d’autres écosystèmes. Echanger entre pairs est fréquent et pertinent, mais nourrir des réflexions au sein d’autres sphères constitue aussi un moyen de faire évoluer sa propre posture managériale. Un autre frein à la transformation est l’aversion au risque. Diffuser une culture du risque au sein des équipes est peut-être un moyen de développer une organisation plus flexible et de s’émanciper d’un cadre bureaucratique rigide. Enfin, il s’agit d’associer les managers et les collaborateurs, au sein de réseaux internes ou externes qui favorisent le co-développement.

Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, dans une entreprise caractérisée par un management très hiérarchique et bureaucratique, les craintes suscitées par l’éloignement des salariés risquent fort de se traduire, au contraire, par un surcroît de contrôle, de process, de reporting, de réunions à distance, etc. Alors que, dans une entreprise déjà animée par l’autonomie et la délégation de pouvoir, l’adoption du télétravail se fera beaucoup plus naturellement. De même, chez des salariés non préparés à l’autonomie, l’effacement soudain des cadres spatio-temporels peut provoquer de l’anxiété et du désengagement tandis que chez des salariés habitués de longue date à la prise d’initiative, l’introduction d’une dose de travail à distance permettra un plus grand épanouissement. Pour le dire autrement, la réussite du télétravail ne dépend pas tant de facteurs technologiques - les outils sont matures depuis longtemps - que de facteurs humains et culturels.

Les risques du télétravail

Parmi les risques du télétravail, il y a celui du délitement de culture de l’entreprise par le recours massif au travail à distance. En effet, une culture d’entreprise n’est jamais entièrement prescrite. Elle est aussi une matière vivante qui se construit au fil des jours par une infinité de contacts spontanés, d’échanges informels, d’expériences et de souvenirs partagés. Que deviendra la culture si les membres d’un service ou d’une équipe ne se voient plus régulièrement ? Comme chacun a pu constater, lors du premier confinement, que même avec des membres de sa propre famille, les fameux “apéros zoom” se révélaient le plus souvent décevants, artificiels et desséchés par rapport aux véritables contacts humains. L’image est usée jusqu’à la corde, mais demeure vraie : la machine à café reste l’un des meilleurs outils de knowledge management et une mini agora indispensable au fonctionnement harmonieux de l’entreprise.

L’annonce du groupe PSA en France début mai 2020 sur la généralisation et la pérennisation du télétravail comme l’avenir du travail a été pour le moins hasardeuse et on peut redouter qu’elle ne provoque dans le futur un éclatement progressif de l’organisation. L’entreprise reste, fondamentalement, une communauté d’hommes et de femmes rassemblés par un projet commun. Or que restera-t-il de cette aventure humaine si les collègues ne sont plus que des pixels sur un écran ? A trop haute dose, le télétravail risque de transformer l’entreprise en un simple agrégat instable de salariés prestataires se positionnant sur leur marché avec un esprit mercenaire. Bien maîtrisé, le télétravail renforce la flexibilité et l’agilité de l’entreprise. Mal dosé, il provoque son atomisation, voire sa liquéfaction. Et cela aurait bien sûr des effets dévastateurs sur le business et la performance car la seule ressource différenciante d’une entreprise, c’est le capital humain. Tout le reste peut s’apprendre, se copier ou s’acheter. In fine, la vraie question est celle de l’engagement.

Un deuxième risque associé au télétravail est celui de la négation de la relation humaine. Le télétravail a fait sensiblement moins recette vers la fin 2020 depuis quand on constate qu’en France, début novembre 2020, seuls 45% des salariés du privé ont pratiqué le télétravail et surtout 23% seulement l’ont fait à temps plein[2]. L’explication de ce manque d’attraction, pour une organisation du travail que l’on a présentée comme la vraie révolution du travail dans le monde d’après[3], est multiple. La première de ces explications tient bien évidemment à une absence de vraie réflexion sur les nouvelles formes de travail nécessitant une refonte des pratiques managériales comme on l’a souligné plus haut. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que, conformément au vieil adage « chassez le naturel, il revient au galop », les dirigeants et les managers soient revenus à des postures traditionnelles d’avant la pandémie en exigeant un retour des collaborateurs sur le lieu de travail dans le respect des règles sanitaires. La seconde explication tient à la situation de télétravail elle-même : en effet il n’y a pas plus inégalitaire que le télétravail car les environnements familiaux ou personnels sont très différents d’un collaborateur à l’autre.

Mais il y a une autre explication : l’absence d’une vraie relation humaine lorsqu’on est en télétravail. On ne fera croire à personne que la multiplication des visioconférences auxquelles s’ajoutent de soi-disant moments conviviaux, cafés ou apéros virtuels, est susceptible de recréer ces moments forts d’échanges que nous avons tous connus autour d’une machine à café ou dans d’autres lieux et moments sur le lieu de travail. Pire, les confinements successifs ont exacerbé le sentiment d’isolement ressenti par beaucoup de personnes en télétravail, en particulier par les jeunes, en raison de l’impossibilité d’avoir des relations sociales normales en dehors du travail suite aux mesures prises contre la propagation du virus (autorisations de déplacement, fermeture des cafés et restaurants...) Par voie de conséquence, on n’est pas surpris par le constat de la forte progression de la détresse psychologique durant les confinements successifs et particulièrement chez les salariés puisque 41 % d’entre eux et 58% de leurs managers déclarent être en souffrance largement en raison de la situation de télétravail[4].

Ce que démontrent ces signes, c’est que l’appauvrissement de la relation humaine dans la situation de télétravail n’est pas supportable pour la plupart d’entre nous à moyen et long termes. Il ne s’agit pas évidemment ici de rejeter en bloc le télétravail car il constitue indéniablement une source de progrès pour les personnes et la planète mais plutôt de suggérer aux DRH de tenir compte de la question de la sécurité psychologique des collaborateurs/trices lorsqu’ils signent des accords sur le télétravail comme on les voit fleurir depuis quelques mois dans de nombreuses entreprises. A charge pour eux/elles de faire passer ces accords aux trois tamis de Socrate : la vérité, la bonté et l’utilité comme le suggère le Professeur Lejoyeux dans son dernier livre[5].

Quelques pistes pour faire évoluer l’entreprise par le télétravail

Cependant, ces risques liés au télétravail ne doivent pas dissuader les organisations de considérer sa mise en œuvre comme une avancée réelle qui va bien au-delà de sa généralisation obligatoire pour les raisons sanitaires dont nous avons été les témoins à l’échelle mondiale l’année dernière, et ceci seulement si certaines pistes sont suivies dans le déploiement du télétravail dans l’organisation :

  • Commencer par se concentrer sur le pourquoi du télétravail.
  • Préparer un déploiement progressif du télétravail.
  • Rendre la culture compatible avec le télétravail en développant un management par la confiance.
  • Écouter et éduquer le management sur son nouveau rôle dans le contexte du télétravail.
  • Tenir compte de la perception qu'ont les employés du télétravail en fonction de leurs contextes personnels et professionnels.
  • Utiliser le télétravail comme une opportunité de renforcer l'agilité de l’organisation.
  • Privilégier les relations humaines par rapport à la technologie.
  • Accepter un retour possible au travail en présentiel pour les plus fragiles.

Pour conclure, on peut considérer que ces pistes ne représentent que quelques-unes des nombreuses idées que l’on peut imaginer pour mettre en œuvre une forme «vertueuse» de télétravail que l’on doit personnaliser en fonction de chaque contexte. Il ne faut pas céder à ce qui est devenu une mode décrite par certains « gourous » depuis le premier confinement comme la «révolution du travail». Il convient de ne pas se laisser abuser par toutes les merveilleuses technologies de télétravail : il ne faut en effet jamais oublier que la technologie n’est qu’une condition nécessaire mais jamais suffisante ! On ne change pas une organisation par décret comme le souligne le sociologue François Dupuy dans son dernier livre[6]. Aux responsables de l’organisation la responsabilité de transformer en réalité un bel espoir de changement en évitant que le télétravail soit à l’origine chez les collaborateurs de ce que le neuropsychiatre Boris Cyrulnik appelle « l’usure de l’âme »[7].


[1] Cet article est une version adaptée des chroniques publiées en 2020 et 2021 par l’auteur dans l’hebdomadaire « Entreprise & Carrières » et d’interviews de l’auteur sur le thème du télétravail.

[2] Richer, M. : Déconfiner le travail à distance, Rapport Terranova, 19 novembre 2020 téléchargeable par le lien https://tnova.fr/notes/deconfiner-le-travail-a-distance

[3] Besseyre des Horts, C.H. : « Le monde d’après : l’illusion de la refondation de l’entreprise, Entreprise & Carrières, n°1484, 8 au 14 juin 2020, p.22.

[5] Pr. Lejoyeux, M. : Les 4 temps de la Renaissance, Le stress post-traumatique n’est pas une fatalité, JCLattès, octobre 2020, pp.85-86.

[6] Dupuy, F. : On ne change pas une entreprise par décret, Le Seuil, Octobre 2020

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