Dans un précédent article nous présentions l’apprentissage comme une démarche longue et éprouvante qui exige des efforts pouvant parfois constituer une forme de souffrance. Des efforts pénibles qui peuvent en outre conduire tout apprenant à la tentation de l’abandon. Si nos certitudes, bien que fausses, constituent une branche à laquelle se raccrocher, pourquoi s’imposer de les ébranler ? Dans cet article, nous tenterons d’expliquer pourquoi ces efforts constituent une nécessité à l’égard de la société dans son ensemble et pour soi-même.

Apprendre : le socle de toute société démocratique.

Entrer dans une démarche personnelle d’apprentissage, c’est chercher à lutter contre la tendance naturelle de notre système de représentation à se refermer sur lui-même. Apprendre c’est donc s’ouvrir à l’inconnu que l’on ne comprend pas nécessairement de prime abord et sortir ainsi d’une condition de « barbare » qui détruit ce qu’il ne connait pas avant de chercher à le rencontrer. En s’ouvrant à ce qui est étranger, on s’ouvre en effet à l’Autre, dans ses deux sens étymologiques :

  • L’autre en tant qu’Alter : ce qui est différent de moi, que j’appréhende en le comparant à moi. Je suis la référence, l’autre est autre car il n’est pas moi.
  • L’autre en tant qu’Alio : l’autre dans l’absolu, qui est radicalement autre, sans comparaison avec quelque chose ou quelqu’un d’autre.

Il s’agit là de chercher à comprendre l’Autre sans pour autant vouloir le saisir ou le posséder mais en s’y intéressant, avec sincérité et générosité. Cet effort d’ouverture constitue la base sans laquelle aucune société humaine n’est possible – à considérer qu’une société n’est pas une somme d’individus clonés mais un tout composé de personnes singulières et entières. Ainsi, nous ne nous enfermons plus dans un entre soi exacerbant nos individualités aux dépends de ce qui nous unit collectivement : notre capacité à penser. L’apprentissage est ainsi une condition de vie en société, et plus particulièrement de toute démocratie.

Au-delà de la nécessité de faire société ensemble, pour que chaque membre qui la compose puisse apporter sa propre contribution, sa voix au chapitre, alors encore faut-il qu’il dispose des moyens de se la forger. Dans cette perspective, toute société démocratique devrait veiller à préserver et entretenir en permanence cette caractéristique qui lui permet fondamentalement d’exister : l’esprit critique de ses membres. Or, développer ce sens critique repose sur un accès à un socle culturel minimal qu’il convient d’enrichir en continu – c’est-à-dire apprendre.

Un collectif dont aucun de ses membres ne ferait l’effort d’apprendre est condamné à revivre ses erreurs à l’infini. Prôner l’intelligence collective ne doit pas faire perdre de vue que dans tout collectif démocratique chaque individu est responsable du Tout. Appartenir à un collectif et bénéficier de ses atouts c’est en effet aussi en prendre sa part de responsabilité. Chacun doit donc faire l’effort d’apprendre afin de contribuer à son progrès personnel bien sûr, mais aussi à celui du collectif. Apprendre pour progresser humainement, apprendre de nos erreurs avec la volonté de contribuer à construire un monde meilleur.

Apprendre : une nécessité personnelle pour qui veut appartenir au monde

Cet argument d’ordre collectif et démocratique devrait se suffire à lui-même. Chez certains, il est malheureusement parfois supplanté par l’intérêt personnel. Or, la recherche de la connaissance, fastidieuse et vaine, découragera quiconque s’y aventure sans grande conviction. Socrate a beau promettre que celui ou celle qui réussira à sortir de la caverne pour contempler le soleil finira par plaindre ses compagnons restés immobiles et naïfs, la promesse de l’accomplissement personnel ne fait pas toujours l’unanimité. Nous avons pourtant tous intérêt, individuellement, à entrer dans une démarche d’apprentissage permanent.

Dans un monde qui évolue sans cesse, rapidement et de manière parfois imperceptible, le sachant d’aujourd’hui devient vite l’ignorant de demain s’il n’a pas pris la peine de mettre à jour son logiciel interne. Par nature, un système de représentation est imparfait et fermé, le faire évoluer (donc apprendre) n’est pas une opportunité pour avancer c’est surtout une exigence pour ne pas reculer. À l’instar du blocage d’un logiciel faute d’avoir fait les mises à jour régulières ou à l’image de parents qui prennent conscience que leur « bébé d’amour » est devenu un terrible adolescent rebelle d’1m90 à la faveur d’une crise, n’attendons pas la crise et la prise de conscience brutale d’être largués pour se renouveler et se remettre en cause. À ne pas s’exposer à un apprentissage permanent, on s’enroule et s’étouffe dans ses propres certitudes et on se condamne à une représentation du monde qui se déforme rapidement. À force de ne plus voir le monde tel qu’il est, de ne plus chercher à le lire, le saisir, le comprendre, à ne pas lire ses codes et les courants de pensées qui le traversent… on s’en trouve vite éjecté. Gageons que cette souffrance-là ne soit pas moins brutale que celle de l’exposition à l’effort de remise en cause que suppose l’apprentissage.

Plus prosaïquement, ce constat est d’autant plus affirmé dans un univers professionnel dont on rappelle sans cesse les mutations constantes et intenses comme l’obsolescence rapide des compétences qui le caractérisent. Faire l’effort d’apprendre, de rester ouvert et alerte, c’est tout simplement prendre sa part de responsabilité pour rester employable. L’argument est certainement moins « noble » que la quête du philosophe, amoureux de la sagesse, mais il constitue néanmoins un déclencheur de prise de conscience : ne pas faire l’effort d’apprendre en permanence c’est la certitude de rester sur le bord de la route.

Ainsi à l’image de Léonard de Vinci qui invitait à ce que notre « tableau soit toujours une ouverture au monde », appréhendons l’apprentissage comme une ouverture qui libère, renouvelle et enrichit. Comme toute terre qu’on laboure pour la fertiliser, cela vaut bien quelques efforts.

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