Ou comment la grande frustration de la désapprenance au quotidien ne satisfait plus les besoins fondamentaux de l’individu…

Aurait-on remarqué lors de réunion en entreprise combien les raccourcis drastiques des « N + » shuntent les étapes de la réflexion et des actions mises en œuvre par les collaborateurs ? Comment le choix par la hiérarchie d’éléments étrangers qui leur sont exposés, arrive à reconfigurer complètement une situation à leur propre détriment ? Réduire la pensée fait l’impasse sur tout ce que l’on apprend au quotidien dans son métier et sur ce que l’on ne peut pas appliquer en pratique quand les moyens n’en sont pas donnés. La liberté d’être au travail aurait-elle été écrasée par le râteau hiérarchique organisationnel ? Et voilà toute la richesse dont les entités se priveraient, celle de l’apprenance au travail de chaque collaborateur…

Réduire la pensée, c’est réduire l’action !

Le paradigme de l’ordre rationnel et intelligent impose à tous une objectivation des faits et des personnes indépendamment de leur réalité, comme si les choses, les gens, existaient sans tenir compte des interactions qui les relient… Ainsi chacun devrait être caractérisé suivant un critère dominant : niveau d’abstraction, place dans la convention collective ou compétence. Le comportement de l’individu serait déterminé par rapport à cette catégorisation et gare à lui s’il s’en écarte ! Les stimuli action, modèle d’une cause effet qui réduit à un seul critère la capacité cognitive et émotionnelle, auront fermé les portes des aptitudes de tout un chacun à l’interprétation, au jugement et a fortiori à la créativité. Tout ce qu’on aura pu apprendre pour enrichir sa tâche, mieux rendre le service attendu, ne sera pas reçu car la programmation du travail ne l’aura pas prévu…

Il serait incontournable de poser, qu’agir ainsi témoignerait d’une grande ignorance des mécanismes de la relation humaine (1) ; ceux qui attesteraient qu’aucun élément n’a de valeur en lui-même si ce n’est par la nature du rapport qui le relie aux autres. La grandeur d’un fait, d’une personne dépendrait déjà de la qualité de son interaction avec son environnement. Le grand principe de l’humanité serait-il celui de l’incertitude qui repositionnerait l’individu suivant sa réalité vécue ?

L’ignorer imposerait le paradigme d’un humain, comme dénué de motifs et de mobiles, et dénierait l’influence que peuvent exercer les interactions avec d’autres individus dans toute situation de vie.

Alors, la modeste rédactrice de cet article prendra tous les risques quand elle osera écrire que les personnes n’existent pas indépendamment de leur réalité interactionnelle, et que soutenir le contraire serait une « belle » sottise !

La logique compétence, une réduction de la situation de travail…

L’objet du présent article n’est pas de nier la contribution des différentes méthodes qui ont apporté leur lot d’éclaircissement aux difficultés en entreprise. Il s’agirait plutôt de pointer les impasses auxquelles elles conduisent, faute d'être considérées dans la globalité de leur contexte. La plupart du temps, leurs avantages envisagés sur le plan local du résultat demandé n’ont pas pris en compte leurs inconvénients sur un plan plus général, tel celui de la satisfaction des besoins fondamentaux de l'humain en situation de travail.

Un exemple type s’il en est, la logique compétence. Grande messe, méthode adulée par beaucoup, certains consultants en ont fait leurs heures de gloire et de rentabilité. Apparue dans les années 1980 à l'instar d'organisations patronales, elle amorçait un tournant dans la gestion du personnel qui désormais deviendrait une « ressource » existant en tant que telle, sans considération des situations dans lesquelles elle opère. La personne ainsi réduite à l'état de « ressource », pouvait sans coup férir être affublée de compétences, résultat réducteur de tout son mode de fonctionnement interne.

La connaissance est impure, elle est spoliée d’humain !

Oubliés, (ignorés ?) les « schèmes » de l’individu (2), ou comportements qui ne varient pas dans des situations qui se ressemblent. En situation de travail, et de manière analogique, ils sélectionneront certains indicateurs et pas d’autres, petites lumières allumées qui font sens à l’individu. Pour lui, ce sont des « signifiants identitaires » et son vécu personnel et professionnel les aura repérés. Pour les décrypter, l’individu aura fabriqué une batterie singulière et opératoire de critères, valeurs ou croyances. Ces « Sherlock Homes » sont ses « signifiés identitaires » Ils font partie de son identité au travail dont la réalité individuelle est maillée d’émotion, de savoirs, de moyens matériels ou d’interrelation.

L’aller et retour entre signifiants et signifiés identitaires fabrique le savoir : les uns font sens et les autres suscitent une « pratique », une manière unique de réagir adaptée à la situation. C’est ainsi que l’on apprend de son activité. Le tout fabriquera une connaissance impure, spoliée d’humain. Cette pratique, sorte de processus adapté à chaque situation, enrichira le répertoire de savoirs d'éléments subjectifs. Cette connaissance opératoire et identitaire, constitutive des « champs de pratiques », ne sera pas reprise par la logique compétence, qui met le focus sur un résultat demandé, la compétence requise et des procédures standardisées pour y arriver. Quand en fait, elle est indissociable du savoir…

Une réalité s’est incrustée : la pratique impose un processus naturellement « pollué » d’éléments humains non pris en compte par la logique cartésienne de la compétence qui de facto réduit la pensée et l’action. Celle-ci continuera d’ignorer que l’action est déjà pensée avant d’être exécutée et qu’elle ne saurait se contenter de suivre un protocole imposé auquel elle n’a pas contribué !

L’organisation du travail, cause majeure d’une grande frustration, la désapprenance au travail

S’est-on jamais rendu compte, s’est-on à aucun moment aperçu combien le phénomène d’un savoir qui ne peut pas s’exprimer, être partagé et reconnu par autrui, devient une souffrance pour son géniteur ? Toute l’identité professionnelle a contribué à élaborer des connaissances qu’on lui refusera le droit de mettre en place par le fait d’un travail éclaté, numérisé ou parcellisé dans une chaîne de valeur qui n’est plus une chaîne de sens ! La conséquence est que la rationalité économique provoque une des plus grandes « castrations identitaires » qui soit, celle de l’intégrité personnelle d’apprendre !

Généralement, on attribue le mal-être à des causes matérielles où à des circonstances prédéterminées reconnues par les textes (telles les conditions de travail) ; sans concevoir que les besoins fondamentaux de l’individu ne soient pas satisfaits. Penser agilité au travail ou entreprise libérée n’est pas en mesure d’exister si l’organisation du travail n’est pas remise en question.

Ainsi, certains reporting sont très usités (chaque lecteur pourra reconnaître le sien !) Ces machines à faire remonter l’information portent bien leur nom, celle-ci monte sans que son retour puisse être l’artisan d’un débat entre ses émetteurs et ses récepteurs. En clair, la boucle nécessaire à toute communication qui relie dans un aller et retour permanent les différents interlocuteurs entre eux, n’existe pas. Le reporting unidirectionnel l’a fait avorter en l’amputant de son bras de rétroaction. La communication a été réduite à une prise de données sélectionnées auprès de ceux qui ont vécu les circonstances où elles ont émergé ; et ce, sans qu’aucune autre information utile et pertinente émanant du terrain, puisse remonter de l’atelier, du chantier ou du bureau, et être débattue en retour en avec les niveaux hiérarchiques supérieurs.

Des procédures ancrées par l’organisation contraires à « l’agilité » du collaborateur et à l’entreprise « libérée »

Des mécanismes contre-productifs au bien-être et à l’efficacité au travail se sont enracinés dans les modes d’organisation sans qu’on ait réfléchi suffisamment à leurs impacts, sur ce dont a besoin une entreprise pour se libérer (l’auto-directionnalité de ses salariés) ; ou ses collaborateurs pour devenir agiles (développer une rapidité physique et mentale lors du travail). Par exemple :

  • Désormais, l’information utile est apportée à l’intelligence artificielle seule réputée en potentiel de prendre des décisions logiques car non polluées par la subjectivité des personnes considérée comme une nuisance à la rationalité.
  • La capacité de la personne est supposée être celle de son niveau hiérarchique ; on ne lui demandera pas de savoir transférer ses « compétences », quand il s’agit en fait d’un processus qui existe déjà naturellement, quand les situations se ressemblent ! Ou de résoudre un problème lors de l’activité, si cette capacité n'est pas répertoriée dans son profil de poste. Alors comment expliquera-t-on que dans un atelier, certains « ouvriers spécialisés » soient en capacité de réparer des machines sophistiquées, quand le technicien de service est absent ?
  • Le savoir est déjà celui que l’on connaît et qui a fait ses preuves ! Il est supposé être déterminé, complet et permanent selon le « bon vieux principe » de « Toute chose étant égale par ailleurs » Et le résultat requis en dépend ; on ne peut pas prendre le risque inconsidéré de laisser une liberté d’action au subalterne ! Comment dans ces conditions, deviendrait-il agile, créatif, quand la procédure de travail lui impose un processus contraint qui n’est pas celui du lien entre signifiant et signifié, seul susceptible de générer d’autres façons de penser l’action ?

Accepter de lâcher prise sur les processus pour mieux optimiser l’organisation du travail

Il serait sans doute nécessaire que l’entreprise réfléchisse à la congruence de son discours qui sollicite la créativité de certains de ses employés sans leur en donner les moyens. Qu’elle puisse se représenter que tout son personnel pense (aussi) l’action avant de la réaliser et que souvent les idées efficientes (les économiques, les pertinentes ou les rentables) peuvent également venir du terrain. Il sera sans doute nécessaire de mettre en perspective une utile différence entre « participation » et « collaboration ». La première s’acquitte de remonter une information sélectionnée sans qu’elle eût été débattue et reconfigurée par l’équipe, objet de la collaboration, qui nécessitera un management de régulation et non plus de contrôle.

En fait on ne s’est pas encore suffisamment interrogé sur les conséquences d’un pouvoir de décision accolé au niveau hiérarchique des « N + » qui maintiendrait les strates d’une subordination dépassée par la réalité des situations de travail. Cependant, les évènements qui se sont produits durant la crise sanitaire, ont révélé de la part des salariés, une demande d’autonomie et le désir de se réapproprier leur travail.

Réinventer une organisation du travail performante qui satisfasse les besoins fondamentaux des individus tout en structurant le cadre de l’activité de concert avec eux ; recentrer l’orientation de l’entité sur l’Essentiel d’un pot commun à vivre et des règles mutuelles à respecter ; ne serait-ce pas l’aube d’une nouvelle ère de l’apprenance au travail ?

Mais là, pour certains dirigeants, sans doute apparaîtrait-il une problématique existentialiste. Comment des postes uniquement fonctionnels pourraient-ils encore être légitimes s’ils ne se rapprochent pas des réalités du travail et de ceux qui les vivent ?
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  1. Celle de l’approche quantique d’Heisenberg
  2. La formation en situation de travail – E. Provost Vanhecke – Ed. Territorial 2 019

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