Le sens, la mission, la vision, la culture, les valeurs, le projet, la raison d’être, le purpose : pas moins de quatre articles sur le purpose dans la dernière livraison de la Harvard Business Review[1]… Le management n’a jamais été avare de mots nouveaux ou revampés ; dans ce domaine, on a toujours préféré le zapping sémantique à l’approfondissement ou à la fidélité. Les Français, eux, ont toujours la chance de faire des lois et les notions de mission et de raison d’être sont ainsi maintenant figées dans le texte… sauf si certaines entreprises, comme c’est parfois le cas, continuent d’utiliser les notions anglo-saxonnes, et c’est le cas pour certaines avec le purpose.

Au-delà de l’ironie, reconnaissons qu’il en va toujours de même avec toutes ces notions : elles sont claires pour tout le monde mais revêtent une signification différente pour chacun. D’autant plus qu’il y a dans la caste managériale qui les utilise autant de diversité qu’ailleurs, en termes de représentations, de contexte particulier de leur activité et d’approche de leur responsabilité de dirigeant : tout cela ne fait que rajouter à la variété des définitions et des intentions dans l’utilisation de tel ou tel terme.

Il paraît donc nécessaire de clarifier tant les raisons pour lesquelles on sollicite toutes ces notions que les attentes portées à leur endroit. Il sera tout autant utile de mettre en valeur les trois facettes bien différentes de ce qu’elles recouvrent et enfin, de rappeler quelques principes pour les aborder sans se laisser prendre au piège de ce qu’elles ne peuvent pas apporter.

Pourquoi tous ces mots ?

L’émergence régulière de ces notions ne relève que marginalement du talent des vendeurs de concepts en mal de nouveaux marchés. Plus simplement le succès de ces grands mots tient au besoin de répondre à de vraies interrogations managériales, à des situations problématiques auxquelles les dirigeants doivent se confronter. On peut en distinguer trois.

Le premier enjeu consiste à répondre aux besoins de la société au sens large, ou de certaines parties prenantes en particulier. Les dirigeants de grands groupes lors de leurs road-shows sont systématiquement interrogés aujourd’hui sur la mission de leur entreprise, leur responsabilité, leur impact. Les investisseurs veulent savoir ce qu’il en est, répondre au souci de leurs clients de savoir où ils mettent leur épargne. Il existe aussi une pression des pouvoirs publics pour exiger de la vertu des agents économiques et les entreprises en constituent une catégorie majeure. Quant aux territoires des entreprises (avec leurs responsables de collectivité et les populations alentour), aux employés potentiels, sans parler des clients, ils ne se satisfont plus d’un simple respect de la loi de la part des entreprises ; celles-ci doivent faire plus et de nombreux acteurs comme les ONG se font fort d’exiger d’elles des bilans et des engagements.

Le deuxième souci managérial est celui d’une communication pro-active vis-à-vis de l’extérieur. Il s’agit de travailler à l’image de l’entreprise auprès des parties prenantes, de développer un capital de confiance avec l’extérieur. A l’heure des réseaux sociaux et du complotisme, aucune institution ne peut se passer de maîtriser sa communication et de travailler à la constitution d’un crédit de réputation auprès de l’extérieur.

Le troisième est plus traditionnel, il consiste à fédérer l’interne autour de notions qui rassemblent, clarifient la logique de l’entreprise, de sa stratégie et de son fonctionnement. Quand l’environnement est chahuté, quand les modèles économiques sont remis en cause par des évolutions que l’on ne maîtrise pas, quand le rythme des transformations doit s’accélérer, on a besoin de références communes pour assurer la cohésion et la confiance nécessaire à l’engagement. Ces notions servent alors à rassembler et partager un minimum de compréhension de la réalité.

Le sens des mots : les X, Y et Z

Le choix des mots est toujours difficile : en management comme ailleurs le partage de sens ne va pas de soi. Pire encore, on emprunte aux langues étrangères, souvent à l’anglais d’outre-atlantique, et les traductions littérales ne donnent qu’imparfaitement le sens et l’originalité du mot utilisé. Prenons le purpose par exemple ; il évoque à la fois ce qu’une activité est censée accomplir mais aussi la détermination à réussir dans ce que l’on veut faire[2]. L’idée de mission traduirait assez bien le mot mais le mot a été préempté par la loi Pacte (2019), tout comme celui de « raison d’être ». Cela rend l’utilisation des mots difficiles, mais laissons les communicants trouver la solution. En ce qui nous concerne nous utiliserons l’idée que tous ces mots recouvrent en fait trois réalités indissociables de la compréhension d’une entreprise, on pourrait même dire les trois personnes d’une seule trinité.

La première est celle sans laquelle une entreprise, une organisation, association ou administration ne saurait exister ; elle en constitue la condition sine qua non. On va l’appeler la personne X, que j’aurais appelée la raison d’être avant que la loi ne subtilise la notion à ma poétique managériale. C’est ce que l’entreprise est censée apporter à l’extérieur, le produit ou service attendu, recevable, acceptable par l’extérieur. L’institution n’existerait pas si ce qu’elle fait n’avait une pertinence en dehors d’elle. Aujourd’hui, on parle avec plus d’emphase de promesse : si votre produit n’intéresse personne, la compétence, les valeurs sont de peu de poids. X n’est pas l’objectif : un objectif peut être de faire de l’argent, créer de l’emploi ou m’occuper. X permet de toujours se souvenir qu’une entreprise n’est pas faite pour ceux qui sont à l’intérieur mais pour ceux qui sont à l’extérieur et accordent quelque valeur à ce qu’elle délivre.

La deuxième est le fruit de l’expérience de l’entreprise et de son histoire, c’est la personne Y. C’est ce que toute entreprise crée au fil du temps, sa culture. Ensemble de références partagées qui résulte de son expérience, de sa confrontation à l’environnement et de son souci de maintenir et développer de la cohésion interne. Les entreprises ont toujours une culture celle-ci ne correspond pas forcément aux rêves de leurs dirigeants ou aux exigences du moment mais elle existe et on ne peut l’occulter. La culture invite à honorer le temps sans se laisser abuser par les séductions de l’immédiateté ; plutôt que de la changer il s’agit d’en renforcer les forces.

La troisième concerne la responsabilité au sens le plus fort du terme, que celle-ci lui soit imposée par la loi ou résulte, implicitement ou explicitement de la volonté de sa gouvernance. C’est la personne Z du projet, de la mission, de la vision, de la cause que veut défendre l’entreprise, du purpose peut-être, de son engagement à « bien » faire son travail. Elle ne résulte pas forcément d’une volonté explicite, ou d’une conversion quelconque, Z est toujours présente, même implicite, même si, honteuse, elle ne veut être reconnue ou acceptée. Elle procède de la simple hygiène managériale : comment, pour un dirigeant, des actionnaires, des salariés, ne pas s’interroger sur ce qui est au-delà de son activité quotidienne, le sens en quelque sorte.

Comment approcher les trois personnes ?

Trois conseils peuvent aider à aborder ces trois personnes en partant du principe qu’elles ont leurs particularités et leurs différences, qu’elles ne se mélangent pas et qu’elles ne peuvent être abordées l’une sans l’autre. Le premier conseil consiste à ne jamais oublier la réalité, même si elle ne nous satisfait pas totalement, même si on rêve de la changer. Cela signifie surtout de ne jamais oublier le X, ce que l’entreprise est censée apporter à l’extérieur ; curieusement on l’oublie souvent en croyant par exemple que l’entreprise serait faite pour ceux qui la composent… On l’oublie aussi en se laissant aller à s’imaginer de grandes causes artificielles alors que le premier devoir est déjà de bien faire ce que l’on est censé faire. Donner sa part au réel c’est aussi reconnaître, accepter, apprécier ce qui résulte de l’histoire, une culture qu’il faudrait d’abord honorer avant de l’occulter ou de la mépriser.

Le deuxième conseil c’est de ne jamais oublier que dans la trinité des XYZ, l’important, ce n’est pas le XYZ, c’est de réduire l’écart entre ceux pour qui ces notions sont claires, impératives et concrètes, et ceux pour qui (à l’extérieur ou à l’intérieur de l’entreprise) tout cela n’est que communication, gadget, marketing, en un mot XYZ-washing. En effet ce sont, le plus souvent, des acteurs très sincères qui travaillent sur ces notions (on le remarque chez tous les militants voire les gardes verts de la RSE) ; toutes ces questions sont tellement concrètes pour eux mais leurs collègues à tous les échelons de l’entreprise ne voient pas toujours aussi concrètement les questions. L’enjeu est donc de faire en sorte que tout cela soit concret pour chacun, de réduire le « fossé de la concrétude ». Le problème est moins d’obtenir de l’accord et du consentement que de comprendre correctement ce qui se passe et ce n’est pas facile de savoir prendre le temps de l’apprentissage collectif.

Le troisième conseil, c’est de ne jamais imaginer avoir défini une fois pour toutes X, Y ou Z. On n’a jamais fini de les définir, de les préciser, de les ajuster à l’actualité de la situation. L’important c’est de chercher plutôt que de l’avoir trouvé. Cette attitude de rechercher permanente, de remise sur le métier, de continuation des discussions, est nécessaire parce que les situations changent, les principes les plus élevés ont besoin de se confronter à la novation des situations et X, Y et Z ne peuvent être figées. Être toujours en recherche de X, Y et Z, c’est aussi le moyen de ne pas donner l’impression délétère que tout cela ne relève que de la vanité des engagements fluctuants. Continuer de chercher, de préciser, de définir, c’est aussi faire le travail indispensable à une entreprise comme à une personne de regarder toujours au-dessus du guidon, et de ne pas attendre les catastrophes pour se poser les bonnes questions.


[1] Mars-Avril 2022

[2] Longman Dictionary

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