Google, Linkedin, Excel, PowerPoint, Whatsapp, Outlook, Calendar, Trello sont quelques exemples de logiciels et d’applications constituant le quotidien de travail de nombre de salariés, particulièrement du tertiaire. La crise sanitaire a vu l’explosion du développement d’autres noms devenus aujourd’hui familiers : Zoom, Google Meet, WebEx, Bluejeans, Teams, Google Drive, OneDrive… La sur-numérisation (1) de certains environnements de travail fait naître des points de tension et d’attention au travail. Que recouvre la notion de sur-numérisation ? Quels sont les points de tension générés par cette sur-numérisation au travail ? Cet article s’intéresse à ces questions en trois temps :

  • Sur-numérisation : contours du phénomène
  • Sur-numérisation : points de tension et d’attention au travail
  • Sur-numérisation : quelques rappels juridiques en matière de santé sécurité au travail de l’employeur
  1. Sur-numérisation : contours du phénomène

Entre 20 et 30, c’est le nombre d'outils auxquels ont recours certains Responsables Ressources Humaines (RRH) pour effectuer leur travail de manière hebdomadaire. Cette situation est loin d’être isolée dans ce métier comme dans bien d’autres. La sur-numérisation correspond à ce phénomène d’expansion du nombre de logiciels et d’applications auxquels les salariés ont recours, souvent de manière obligatoire, pour réaliser leurs tâches au quotidien.

Cette sur-numérisation n’est pas un phénomène nouveau. Michel Kalika relevait déjà en 2002 l’existence d’un effet millefeuille au niveau des outils numériques de communication (2). Cet effet millefeuille correspond à un « empilement » des outils de communication. Il relève, avec ses collègues en 2007 (3), que plutôt que de se substituer aux outils de communication déjà existants, le nouvel outil s’ajoute à ceux-ci. L’email n’a pas remplacé le téléphone. Les communications sur whatsap n’ont pas remplacé l’email ni même les communications téléphoniques, etc. On peut parler d’une superposition verticale de proximité de finalité au sens où on assiste à un empilement d’outils numériques visant à réaliser une finalité donnée (communiquer, chercher de l’information, produire de l’information…). Ils appartiennent d’une certaine manière à une même famille de finalité.

Toujours dans cette logique de verticalité, il est intéressant de noter également un empilement d’outils numériques proposant des fonctionnalités identiques, au sein d’une même famille de finalité. Les outils de visioconférence illustrent assez bien cette situation avec un foisonnement de solutions existantes proposant, peu ou prou, les mêmes services : Zoom, Google Meet, WebEx, Bluejeans, comme cités au début de cet article. En outre, il n’est également pas rare que certains salariés aient plusieurs téléphones, boites e-mails pour séparer leurs tâches privées de leurs tâches professionnelles. On peut parler ici d’une superposition verticale de proximité fonctionnelle.

A ces empilements verticaux (proximité de finalité et proximité de fonctionnalité) s’ajoute selon nous une troisième dimension à cette sur-numérisation : un développement horizontal. Il existe de plus en plus de logiciels et d’applications pour répondre à différents besoins ou demandes professionnelles : une application pour gérer ses trajets en voiture, une application pour gérer ses notes de frais, une application pour gérer en ligne ses congés (…). De ces développements, les salariés se retrouvent avec de plus en plus d’outils numériques pour gérer des finalités différentes.

Pour terminer provisoirement cette partie, on peut noter que plusieurs événements ont accéléré cette sur-numérisation ces 15 dernières années. L’expansion de l’équipement de tout un chacun d’un smartphone, avec l’emblématique iPhone, a favorisé le développement horizontal des applications. On pourrait résumer cette tendance par une formule du type : un besoin, un développement d’application. Les éditeurs, et les entreprises, se sont peu à peu emparés de ce formidable canal de diffusion présents dans l’une des poches de la plupart des salariés. La transformation numérique de l’état a constitué / constitue un deuxième facteur de cette sur-numérisation. Beaucoup de services se sont numérisés obligeant, entre autres, les fonctions RH, comptables ou encore financières des entreprises, à intégrer de nouveaux outils en ligne afin d’interagir avec les services de l’état. La crise de la covid-19 a constitué / constitue bien évidemment un troisième facteur de cette sur-numérisation avec le développement du télétravail et le renforcement de différentes pratiques de travail collaboratif.

  1. Sur-numérisation : points de tension et d’attention au travail

Cette sur-numérisation permet aux salariés de devenir plus autonomes dans la gestion de leur quotidien professionnel notamment par le suivi des projets dans lesquels ils sont impliqués, le suivi de différents processus RH les concernant (dépôts de congés, remboursement de frais…), le développement de leurs compétences de manière auto-dirigée par des stratégies d’apprentissage informel numérique. Toujours dans ses effets positifs, cette sur-numérisation leur permet par certains aspects d’être plus efficaces en ayant accès en temps réel aux informations nécessaires à la réalisation de leurs tâches professionnelles ou en répondant sans délai aux demandes des clients ou collègues.

Dans le même temps, ces outils connectés ont créé instantanéité, immédiateté et disponibilité attendue. Ils ont, de fait, modifié profondément les conduites professionnelles. Il est ainsi aujourd’hui intégré qu’un cadre doit être en mesure de répondre immédiatement et urgemment à toute demande. Outre que la charge de travail du salarié se soit alourdie du fait de la prise en charge de nouvelles fonctions induites par la sur-numérisation et des demandes d’instantanéité, d’immédiateté et d’urgence qu’elle a générées, les salariés doivent faire face, de manière toujours non exhaustive, à l’infobésité, aux incivilités numériques, au délitement de la frontière entre vie professionnelle / vie personnelle.

Par nature, le numérique et les usages qui en découlent sont ambivalents. Cette sur-numérisation n’échappe pas à cette ambivalence. Elle nous semble générer, de manière non exhaustive toujours, trois points forts de tension :

  • Tension dans la gestion de l’information (a),
  • Tension dans la gestion de la communication (b),
  • Tension sur la dialectique autonomie/contrôle (c).
  1. D’un côté l’information n’a jamais été aussi disponible en quantité, sans limite de temps et de lieu (sous réserve d’un accès à une bonne connexion Internet), avec des moyens de recherche et de traitement de l’information pointus. De l’autre, toutes les informations ne sont pas toujours accessibles (contrairement parfois aux apparences), elles sont émiettées (disponible sous Teams, dans sa boite e-mail, dans des fichiers individuels) (4) et les salariés doivent très souvent faire face à des formes d’infobésité.
  2. D’un côté, il est devenu aisé de pouvoir travailler et collaborer avec des collègues / clients / fournisseurs à travers le monde, sans limite de temps et de lieu (sous réserve d’un accès à une bonne connexion Internet), d’avoir recours à des combinaisons d’outils numériques de communication en lien avec ses préférences de communication. De l’autre ce foisonnement pose de nombreux problèmes : développement des incivilités numériques (5), sentiment d’urgence permanent, atténuation de la frontière vie privée / vie professionnelle…
  3. Comme indiqué au début de cette partie, la sur-numérisation des environnements de travail favorise l’autonomie des salariés sur plusieurs plans : développement des compétences par des apprentissages informels numériques auto-dirigés, accès à des solutions numériques pour répondre à leurs besoins (souvent en dehors de ce que propose l’entreprise), possibilité de suivre l’avancement des projets… De l’autre, les outils numériques favorisent le contrôle de ce qui est fait, voire imposent l’ordonnancement des tâches à réaliser et les cadences. De nombreuses stratégies individuelles se développent même pour gérer son image auprès de ses interlocuteurs (mettre rapidement un pouce levé sur un commentaire sur TEAMS, répondre tard à certains e-mails ou très tôt…).

3. Sur-numérisation : quelques rappels juridiques en matière de santé sécurité au travail de l’employeur (6)

Les salariés, les entreprises, les organisations, de manière plus large, apportent, parfois tant bien que mal, parfois avec beaucoup de succès, des réponses à la gestion de cette sur-numérisation et les points de tension générés au travail (7). Il convient de noter que cette volonté de l’entreprise de maîtriser la sur-numérisation est souvent guidée par l’obligation de sécurité que tout employeur est tenu d’assurer pour le travailleur, ainsi que la protection de sa santé physique et mentale. La jurisprudence, à compter de 2015, a jugé que l’employeur n’est plus soumis à une obligation de sécurité de résultat en tant que telle, puisqu’il a la possibilité de démontrer qu’il a tout mis en œuvre pour éviter la réalisation du risque.

Aussi, il appartient à l’entreprise de mettre en place toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale du travailleur notamment en adaptant « le travail à l’homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé, et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé et de tenir compte de l’état d’évolution de la technique » (L. 4121-1du Code du travail).

La prévention constitue également un des piliers de l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur. Les effets de la sur-numérisation sur la santé du salarié doivent donc être anticipés afin de les éviter ou à tout le moins en réduire les effets négatifs qui peuvent avoir des conséquences sur sa santé physique ou mentale.

C’est également dans cet esprit que les entreprises ont mis en place des chartes qui définissent les modalités de l’exercice du droit à la déconnexion et prévoient la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d’encadrement et de direction, d’actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques (L. 2242-17 du Code du travail). Il s’agit d’obliger le salarié qui utilise des ordinateurs, des smartphones ou tout autre objet connecté à se déconnecter et de faire une rupture avec le travail tous les jours. Ces chartes permettent également en cas de litige sur la charge de travail du salarié de démontrer que des actions ont été menées au sein de l’entreprise pour limiter les temps de connexion du salarié.

Enfin, on note également un renforcement des obligations mises à la charge de l’employeur en matière de contrôle du temps de travail pour les cadres jours et des télétravailleurs qui utilisent les outils professionnels connectés (8).
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(1) Le terme a été développé par Géraldine Tchéménian, lui préférant celui d’hypernumérisation.
(2) Source : Kalika M, (2002), « Le défi du e-management », in Kalika M., Les défis du management, éditions Liaisons, pp.221-236
(3) Source : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00155184/
(4) Nous remercions Johan Theuret pour nos échanges passionnants notamment sur ce sujet.
(5) Concept développé par Aurélie Laborde.
(6) L’ensemble de l’analyse juridique qui suit a été réalisée par Géraldine Tchéménian.
(7) Ces points seront développés plus précisément dans un article ultérieur.
(8) Nous remercions Barbara Brantschen pour sa patiente relecture. Nous restons seuls responsables des erreurs que peuvent éventuellement contenir cet article.

Tags: Numérisation Digital Communication Santé au travail