NB : cet article est la première partie d’un texte dont la suite sera publiée prochainement. Il pose la question du sens que chacun accorde à son travail et comment la montée en compétences offre différents chemins pour façonner son identité. Le parcours professionnel de Jacques qui est relaté ici illustre comment un individu peut « se construire en construisant ses compétences ».

« Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon » Jean Paul Dubois

Par le passé, notre identité personnelle était profondément marquée par les institutions familiales et religieuses ; depuis, elle s’est progressivement enrichie pour intégrer l’univers professionnel. L’homme n’est plus uniquement déterminé par la famille, le village ou par d’autres éléments d’essence divine, il construit aussi son identité à partir de son métier, son appartenance sociale. En particulier, les statuts, les professions, les diplômes, les appartenances de classe ont été des vecteurs importants de la construction de l’identité.

Mais le monde est aujourd’hui soumis à des changements importants qui détruisent des organisations, en créent de nouvelles, transforment en profondeur les métiers et les identités : la logique de compétence s’est installée. Ainsi pour Philippe Zarifian, « la notion de compétence est étroitement liée aux mutations du travail qui se sont produites depuis une trentaine d’années ». De plus en plus, l’individu acteur engage sa responsabilité dans l’exercice de ses missions et n’hésite pas à opérer « un dépassement de fonction » pour garantir le niveau de sa contribution. La compétence est un long chemin qui n’a pas que la performance comme unique horizon ; souvent, après plusieurs expériences, après avoir parcouru une partie de l’itinéraire professionnel ou à l’occasion d’un changement d’emploi, nous sommes invités à nous interroger sur le sens de notre travail, sur notre identité professionnelle. Mais la question est complexe, l’exercice est difficile, car comme le suggère Joan Miró à propos de son œuvre : « La peinture naît des coups de pinceau comme un poème naît des mots. Le sens vient plus tard. »

1 L’individu sujet : notre connaissance est capitale

« Je pense, donc je suis. » René Descartes

« Vivre, c'est transformer en conscience une expérience aussi large que possible » (1) ; et la conscience oriente nos pensées et nos connaissances qui conditionnent nos compétences. Cette vision cartésienne valorise l’approche cognitive qui veut que l’individu éclairé, « le sachant » soit le plus à même de résoudre les problèmes. L’homme accède à la connaissance par la raison qui part de la conscience individuelle. Descartes, fondateur de la philosophie moderne, nous dit que la pensée ne peut être détachée de l’individu qui la porte : « Je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue » (2). La compétence d’un homme est le résultat d’une combinaison pertinente entre plusieurs ressources dont il dispose ; savoir quelles ressources puiser et comment les mobiliser fait partie intégrante de sa compétence. Le cognitivisme (3) fait l’hypothèse que notre pensée fonctionne comme un processus de traitement de l’information : la prise de conscience des causes, la meilleure connaissance des éléments principaux du contexte fait évoluer notre représentation du problème, nous donne des raisons d’agir (ou pas) et guide notre manière de faire ; le professionnel s’approprie la situation et la problématique en la reliant à son imagination, à sa mémoire, à des champs de compétence qui lui sont familiers.

Jacques a repris l’exploitation agricole de ses parents ; c’est en 1995 qu’il décide de s’installer sur la ferme familiale après plusieurs années d’études supérieures afin d’obtenir son diplôme agricole.

Episode 1 :

Le métier d’agriculteur n’était pas une vocation, mais l’intérêt qu’il a toujours porté aux questions de la campagne l’a conduit naturellement vers cette voie, encouragé par des parents heureux de voir un successeur reprendre une affaire bâtie par plusieurs générations. Ses études et ses rencontres ont permis de revoir les productions de l’exploitation familiale, et surtout de poser les bases d’une gestion plus rigoureuse de la ferme ; la dimension économique et financière ne faisait pas partie des priorités des générations antérieures. Jacques reprit la responsabilité de la gestion, domaine traditionnellement délégué au cabinet comptable et aux organismes agricoles depuis de nombreuses années. La reprise en main eut un effet rapide, les résultats de l’exploitation augmentèrent significativement et de nouvelles perspectives apparaissaient pour développer son affaire. Plusieurs scénarios furent étudiés ; soit mettre en place d’autres ateliers de production, soit promouvoir et commercialiser en direct sa production dans la ville voisine, soit reprendre des terrains proches à la suite d’un départ en retraite d’un agriculteur de la commune afin d’augmenter encore les volumes et améliorer la productivité de son exploitation … Au-delà des choix technico-économiques, Jacques comprit que la direction choisie aurait un impact essentiel sur sa vie future ; or, il n’avait pas envisagé que sa réussite des premières années aurait pu le mener à se poser des questions « existentielles ».

2 L’individu acteur : notre expérience est capitale

« Je suis mes actes. » Jean Paul Sartre

Les idées et les pensées sont mortelles, seule l’expérience est vivante ; quand Descartes veut penser pour exister, les existentialistes réfutent l’identité personnelle, car pour eux, elle n’existe pas, il n’y a qu’une construction sociale. L’identité n’est pas figée, elle évolue en fonction des expériences. « Nous naissons avec des possibles innés » (4), nos actes successifs vont devenir notre signature parce qu’ils expriment nos choix parmi le champ des possibles. Par exemple, l’homme n’est pas déterminé à occuper telle fonction ; ses emplois successifs, ses activités multiples, la somme de ce qu’il fait, marquent son existence et construisent son identité.

L’époque contemporaine nous montre que l’individu s’identifie désormais, moins par référence à des figures collectives comme une classe sociale, un métier, une région, une nation, etc. que par rapport à lui-même. L’expérience est capitale parce que nos actes gouvernent notre existence. Le rapport à son travail impacte notre conscience, oriente notre connaissance ; en conséquence, nos compétences liées aux actions et missions que nous conduisons nous révèlent. Cette philosophie existentialiste, « l’existence précède l’essence », explique que l’homme peut, par ses choix, agir sur son identité ; il est responsable de ce qu’il est. « Dans la vie, on ne fait pas ce que l’on veut, mais on est responsable de ce que l’on est », affirmait Jean-Paul Sartre. On est donc libre de choisir son destin professionnel, de devenir qui on veut, en décidant nos actions, en construisant nos compétences. Si la conscience oriente notre compétence, nos compétences façonnent notre identité.

Jacques a repris l’exploitation agricole de son père ; c’est en 1995 qu’il décide de s’installer sur la ferme familiale après plusieurs années d’études supérieures afin d’obtenir son diplôme agricole.

Episode 2 :

Jacques a appliqué les techniques de l’agriculture conventionnelle pendant la période d’installation ; mais dès les années 2000, la décision fut prise de procéder à la conversion des terres et des troupeaux à l’agriculture biologique. Ce choix stratégique l’engageait auprès d'un organisme certificateur à respecter rigoureusement les principes du cahier des charges européen de production biologique. Jacques, avec ses proches, prit cette orientation en toute conscience ; comme la plupart des gens de sa génération, il avait été sensibilisé aux questions écologiques et aux dérèglements de la planète. Responsable, intègre, il avait l’ambition d’œuvrer dans un sens conforme à ses convictions. Bien sûr ce choix devait l’amener à revoir un certain nombre de repères techniques qu’il avait assimilés pendant ses premières années d’agriculteur. Au début, Jacques éprouva des difficultés pour remettre en question ses acquis, pour intégrer d’autres modes d’exploitation qui étaient éloignés des pratiques qu’il avait toujours connus, celles de ses parents et de ses voisins. Très vite, il consulta des collègues qui avaient déjà converti leur exploitation, il suivit des formations spécialisées ; par ailleurs il adhéra à une association d’agriculteurs bio qui organisait des rencontres régulières. Progressivement son destin évoluait, il prit conscience que ses choix professionnels marquaient son existence et lui apportaient de nouvelles perspectives ; en particulier, il appréciait les nombreux contacts humains et les échanges fréquents dus à la nouvelle situation : les relations tissées dans le cadre de son travail modifiaient ses représentations du métier. Auparavant en phase avec le titre de « chef d’exploitation » dont on l’affublait, il se percevait ensuite davantage comme « Responsable » des produits, des aliments qu’ils proposaient sur les marchés de la région.

3 L’individu social : nos relations sont capitales

« Je suis les liens que je tisse. » Albert Jacquard

L’homme est un être sensible relié aux autres. L’espace professionnel est un espace collectif et affectif dans lequel l’individu tente d’exister à travers les relations entre les éléments individuels qui le constituent. L'interdépendance est comprise comme une source de valeur pour tous. « L’être humain a ceci de particulier qu’il construit sa propre valeur à partir de la valeur que l’autre lui accorde » (5). Si des personnes peuvent se passer de contact humain, elles ont toutes besoin d’un miroir. En échangeant, l’individu s’interroge, élargit son point de vue et se rend compte que ses intérêts sont partagés : il ne suffit pas de maîtriser la dimension technique de son métier pour devenir un professionnel, il est nécessaire de se frotter aux différentes personnalités impliquées dans la situation ainsi qu’à leurs réalités, de développer « son intelligence sociale », son « intelligence émotionnelle, autant que son potentiel intellectuel. Mayer et Salovey, deux psychologues nord-américains, définissent l’intelligence émotionnelle de la manière suivante : « l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez les autres ». Pour agir en situation, pour agir avec compétence, un professionnel doit donc mobiliser de multiples ressources personnelles, mais également un réseau de ressources humaines qui lui sont externes ; il pourra de moins en moins être compétent seul. Toute action est souvent vouée à l’échec quand on agit en dehors de tout collectif de travail, car c’est la communauté qui nous constitue. L’enjeu est de créer de l’intelligence collective ; nous entrons dans un monde du travail où le sentiment d’appartenance et l’art du compromis dominent. Comprendre l’autre en changeant de perspective exige un minimum d’empathie, faciliter la prise de conscience de ce dernier requiert une forte habileté relationnelle.

Jacques a repris l’exploitation agricole de ses parents ; c’est en 1995 qu’il décide de s’installer sur la ferme familiale après plusieurs années d’études supérieures afin d’obtenir son diplôme agricole.

Episode 3 :

Après quelques années compliquées, car il lui fallait maîtriser certains fondamentaux de l’agriculture biologique, il comprit que son salut viendrait des réseaux de coopération qu’il entretenait depuis quelques mois. Que ce soit au niveau de la production comme de la commercialisation, il constatait que la force collective qu’il avait constituée avec son groupement d’agriculteurs bio deviendrait le levier indispensable pour réussir. Mais il observait aussi que chaque protagoniste visait des intérêts propres qui s’opposaient aux intérêts collectifs dont dépendait la survie du groupement à moyen terme. Le temps passé en discussion, dans des débats sans fin, devenait trop long et aboutissait régulièrement à des conflits, sources de dysfonctionnement dans leur collaboration ; Il proposa à ses collègues d’organiser ce réseau de producteurs de manière professionnelle. La forme coopérative fut choisie pour structurer leur groupement ; après avoir distribué les responsabilités en donnant un droit de vote à chaque exploitant, plusieurs formations furent prévues pour développer les compétences relationnelles nécessaires pour mieux travailler ensemble (animation de réunion, négociation, gestion de conflit …). Jacques fut un élément moteur de cette aventure ; plus que les autres, il comprit que leur destin commun dépendait de la qualité des liens qu’ils tissaient ensemble. Sans surprise, il prit des initiatives et assuma des responsabilités au sein de la coopérative. Son travail se transformait ; de responsable de production bio, il occupait maintenant un rôle d’animateur-manager de la structure coopérative ; d’entretiens en réunions, il fédérait une équipe soudée et engagée autour de ce projet d’agriculture biologique. L’activité de sa propre ferme fut confiée à un salarié qui devint plus tard associé de son exploitation.
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(1) André Malraux

(2) Méditations métaphysiques, 1641

(3) Ensemble de théories portant sur les processus d'acquisition des connaissances.

(4) Paul Valéry

(5) Annie Langlois, maître de conférences en sciences de l’éducation.

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