NB : cet article est la suite d’un premier texte publié dans RH info. Il pose la question du sens que chacun accorde à son travail et comment la montée en compétences offre différents chemins pour façonner son identité. Le parcours professionnel de Jacques qui est relaté ici (encadré) illustre comment un individu peut « se construire en construisant ses compétences ».

« Quand l’identité nous porte, une histoire singulière nous transporte »

Poser la question de l’identité, c’est comme marcher sur des sables mouvants, le risque de s’enliser est grand. Nos identités sont multiples, alors que notre histoire est singulière. Le problème de l'identité personnelle est avant tout un questionnement intérieur sur la conscience de soi qui peut se rapporter à différents états statiques faisant référence à des données collectives et figées (origine géographique et sociale, religion, statut,). L'aborder par le biais de la compétence peut éviter bien des écueils en offrant une vision plus dynamique et personnelle, ce qui conduit inéluctablement à se poser une question éthique : mes compétences ont-elles un sens ? Ou comment (re)donner du sens au travail pour qu’il devienne ce qu’il devrait toujours être, un vecteur de développement ? En effet, au-delà de percevoir l’utilité sociale de son activité, il convient de se représenter la singularité de son rapport au travail en convenant du « personnage » que chaque individu veut jouer dans la vie professionnelle. L’homme devient acteur dans son emploi, donc un personnage, c’est-à-dire quelqu’un qui joue un rôle car il souhaite s’intégrer dans le groupe, dans son équipe de travail, se conformer aux règles de fonctionnement de son activité.

Tel est un des secrets de la compétence. Les personnages que nous nous inventons vont nous aider à tenir les rôles induits par nos emplois successifs. Reste à savoir si c’est la société qui met en scène les rôles que nous jouons (la destinée) ou si nous choisissons nos emplois, nous décidons des personnages qui sont en accord avec ce que nous sommes, ceux qui vont contribuer à construire notre identité (l’émancipation).

4 L’individu voyageur : notre mémoire est capitale

« Je suis ce dont je me souviens. » John Locke

L’identité est un processus actif où se confrontent plusieurs images, parfois contradictoires, qui dépendent de notre milieu familial, de nos origines sociales, de nos rôles successifs, de nos emplois, des environnements professionnels que nous avons traversés et de nos expériences personnelles, amicales, spirituelles. La conscience accumule de nombreuses « photos » du passé qui sont la perception que l’on a de la réalité des actions que l’on a menées, de notre vécu. À partir de notre expérience mémorisée, nous spéculons, nous imaginons des projets dont on peut vérifier l’impact sur notre environnement. L’identité d’une personne s’étend aussi loin que la conscience peut atteindre rétrospectivement toute expérience passée. La mémoire est capitale, parce qu’elle est la conscience des tableaux du passé. C’est l’attitude réflexive sur nos activités, nos réussites et nos échecs de notre parcours qui donne à notre voyage professionnel un caractère singulier ; nous trions les faits en tentant de donner aux autres une image qui nous convient, qui nous valorise. Il s’agit d’interroger le rapport que nous entretenons avec nos compétences à partir de notre mémoire et des discours qu’ils produisent sur celle-ci en vue de leur reconnaissance.

Notre mémoire se construit pas à pas, elle se transforme et s’enrichit au fil du temps en reliant les événements, les souvenirs marquants, à travers aussi les tensions et les conflits qui habitent notre expérience professionnelle. Notre carrière, qui se construit dans le temps, peut être mieux gérée en analysant régulièrement notre itinéraire, notre vie au travail pour en déduire une possible évolution : « Nous sommes des voyageurs. Qu'est-ce que voyager ? Je le dis en un mot : avancer. Que toujours te déplaise ce que tu es pour parvenir à ce que tu n'es pas encore », écrit Saint Augustin dans La Cité de Dieu.

Jacques a repris l’exploitation agricole de ses parents ; c’est en 1995 qu’il décide de s’installer sur la ferme familiale après plusieurs années d’études supérieures afin d’obtenir son diplôme agricole.

Episode 4 :

L’aventure coopérative se prolongea plusieurs années car le projet collectif avait largement intégré l’évolution sociétale du 21e siècle : la population recherchait de plus en plus des aliments sains, issus de fermes respectueuses de l’environnement. Ce qu’il avait entrepris depuis longtemps avec ses amis était en phase avec les attentes actuelles des consommateurs et les préoccupations des nouveaux citoyens. Fier de son parcours, Jacques vécut néanmoins à l’aube de ses cinquante ans une crise existentielle importante. Entre l’ingénieur qu’il fut, passionné par les sujets agronomiques, et « le chef de bande », entrepreneur, à l’origine de la coopérative bio, son esprit vint à douter. D’autant que des envies d’indépendance l’amenèrent à rêver à de nouveaux défis. Que faire ? Fallait-il rester ici dans ce rôle de responsable de structure ou bien prolonger son voyage de la liberté ? La question l’embarrassa plusieurs mois ; pour sa seconde partie de carrière, les possibilités d’orientation professionnelle restent nombreuses et ne manquent pas d’interroger à la fois sa motivation du moment et ses désirs profonds. La démarche réflexive et prospective qu’il engagea le conduisit à faire ressortir les éléments clés de son itinéraire professionnel ; le bilan de compétences qu’il suivit l’aida à « se mettre à distance », il put prendre du recul afin de mieux situer ses atouts, réfléchir au fil conducteur de sa carrière et verbaliser les aspirations qui le guidaient.

5 L’individu auteur : notre histoire est capitale

« L’homme partout où il va, porte avec lui son roman. » Benito Perez

Mais la mémoire est relative, elle peut nous jouer des tours, parce qu’elle filtre les informations. Ce dont on se souvient spontanément peut être complété par un travail d’analyse parce que, comme l’affirme Freud, des « souvenirs-écrans » sont susceptibles de masquer une partie de notre passé. L’identité devient alors un objet instable qui peut évoluer en fonction de l’histoire racontée. « L’identité narrative » (6) donne à l’individu le pouvoir d’exister par la seule volonté de se rappeler et de se raconter ; la fiction organise et agence les faits de son expérience réelle afin de donner un sens à ses contributions successives, de qualifier sa valeur ajoutée. Chacun pense et raconte son histoire avec des briques de réalité pour en faire un récit cohérent : la mise en intrigue permet de situer l’enjeu de son parcours professionnel et révèle une part de nous-même. Les souvenirs marquants, les histoires que nous racontons sur nous-même et sur nos missions sont utiles pour illustrer notre profil professionnel, pour dire ce que nous sommes au fond.

En racontant notre parcours, le récit que nous proposons permet de communiquer de manière authentique une part de notre identité, une idée de notre projet. Lorsque la précarisation de l’emploi et la mobilité professionnelle se généralisent, que le statut ne peut plus servir de repère, la fiction de notre parcours offre une opportunité de nous valoriser et présente en ce sens une occasion de s’émanciper, d’échapper à l’assujettissement aux traditions et aux mythes d’un métier ou d’une marque ou d’une enseigne. Notre compétence est alors incarnée par le récit de nos expériences : plutôt que de rester à la simple description du parcours professionnel, raconter une histoire, faire un roman de son activité, incite à dessiner un profil singulier qui va orienter nos pensées, faire évoluer notre projet.

Quand le travail ne reconnaît plus le statut, nous nous inventons une identité en « racontant » nos compétences. C’est de cette manière que les entretiens d’embauche s’organisent aujourd’hui. « Quand j'étais du côté des recruteurs, je mettais au début beaucoup l'accent sur les compétences des candidats. Et puis je me suis rendu compte que l'essentiel était ailleurs. C'était de savoir pourquoi elle ou il voulait être là, d'où venait son énergie, ce qui le ou la motive – et ça va bien au-delà du pouvoir et de l’argent » (7). Plutôt que de réciter les étapes successives de son parcours, de lister les diplômes et les expériences, le candidat sera retenu dès lors qu’il propose une narration cohérente de son itinéraire qui fait ressortir ses principales motivations et compétences transversales adaptées au poste cible ; il prouve de cette façon qu’il sait se projeter dans les missions du métier. Une stratégie de carrière qui s’appuie sur un récit dégage une puissance évocatoire : quel sens l’individu veut-il donner à son parcours, non plus uniquement la partie passée, mais celui qu’il va dessiner demain ?

Jacques a repris l’exploitation agricole de ses parents ; c’est en 1995 qu’il décide de s’installer sur la ferme familiale après plusieurs années d’études supérieures afin d’obtenir son diplôme agricole.

Episode 5 :

Cette période d’introspection lui parut longue et fastidieuse ; mais progressivement deux ou trois scénarios demeuraient valides à ses yeux. C’est lorsqu’on lui proposa d’intervenir dans un lycée professionnel pour apporter son témoignage à des jeunes qu’il comprit son désir profond ; enseigner, transmettre, faire grandir. Après plusieurs interventions en classe, son choix apparut dès lors comme une évidence ; devenir un enseignant-formateur de jeunes adultes durant les prochaines années de sa vie professionnelle. De nombreuse remarques et réserves s’exprimèrent dans son entourage car cette orientation apparaissait décalée au regard du parcours riche et varié de Jacques. Mais lui ne se posait pas ce type de question ; il avait ressenti un sentiment d’efficacité personnelle lors de ces expériences pédagogiques. Par ailleurs, lors de son bilan de compétences, quand le conseiller carrière lui avait suggéré de se définir par une image, lorsqu’il est « à sa place », de proposer une métaphore pour illustrer son parcours, il avait choisi « La passerelle ». En effet il s’est senti un pont entre les générations lors qu’il a repris l’exploitation familiale, une passerelle entre deux conceptions du métier lorsqu’il s’est reconverti dans l’agriculture biologique ; une passerelle aussi pour ses amis agriculteurs lorsqu’il les a guidés dans l’aventure collective de la coopérative. L’envie d’accompagner le développement des personnes, les aider à adopter des comportements « responsable », les soutenir pour faciliter leurs mutations et leurs progressions … En apprivoisant cette métaphore, Jacques a établi un fil conducteur permettant de clarifier ses représentations, de hiérarchiser ses motivations. Il peut aujourd’hui raconter son histoire avec fierté, dessiner son profil en valorisant les compétences particulières qu’il possède.

6 Conclusion : L'Homme est un animal conteur

Plutôt que de rester à la simple description de son itinéraire, jacques peut raconter une histoire, dessiner un profil qui va orienter ses pensées, faire évoluer son projet. La métaphore permet de situer la singularité de son profil, l’enjeu de son parcours professionnel ; elle révèle une part de nous-même car nous inventons notre identité en développant nos compétences. « Notre métaphore » devient l’allié précieux pour mobiliser toutes nos ressources lorsque la situation l’exige, lorsque l’environnement se complexifie, lorsque l’incertitude domine. Lors d’un changement d’emploi la métaphore aide la personne à se rassurer et à mieux vivre la séparation d’avec sa situation passée, d’avec ses collègues précédents. Comme « le doudou » qui est un objet transitionnel pour un enfant, une source de réconfort et de sécurité, la métaphore peut donc servir de « pont » entre le connu (l’ancien emploi) et l’inconnu (le nouvel emploi) ; elle est une source de confiance, elle facilite les transitions car elle prolonge les sentiments d’efficacité personnelle que la personne a vécus dans son expérience passée. La seule capacité que les hommes ne partagent avec aucune autre espèce vivante, c’est celle de raconter des histoires, de se mettre en scène dans des romans, d’intégrer leurs rêves dans les récits de leur vie. Ils savent articuler les événements et leurs expériences pour en faire « une fiction ». Car les êtres humains recherchent en permanence un sens à leur vie, tant ils goûtent peu la co-errance dans laquelle ils ont été plongés en naissant ; ils font de la cohérence un motif principal de leurs projets.
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(6) Ou « identité dynamique », concept développé dans Soi-même comme un autre, ouvrage du philosophe Paul Ricœur paru au Seuil en 1990.

(7) Hubert Joly, ancien PDG de Best Buy devenu professeur à la Harvard Business School ; entretien publié dans Les Échos, 14 mai 2021.

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