Plus de 90% des européens préféreraient acheter des produits et services durables : ils sont presque aussi nombreux que ceux qui préfèrent être beaux riches et intelligents, plutôt que pauvres, vieux et malades. Le durable est désirable, les citoyens le revendiquent tout comme les institutions en ont fait le qualificatif universel de leur développement. Mais n’y a-t-il pas beaucoup de naïveté, voire d’hypocrisie dans tout cela ? Pour les produits ou les modes de production, de nombreuses initiatives et améliorations sont visibles mais dans le monde du management, le « durable » n’est-il pas un vœu pieux ?

Nous rencontrons tous les jours des exemples de ce manque de durabilité dans le management. Malgré les discours convenus du « managérialement » correct (tenus tant par les dirigeants, que les salariés), les pratiques témoignent rarement de la durabilité, de la reconnaissance simple que la personne, tout comme l’organisation, c’est aussi un passé et un avenir, pas seulement l’utilité du moment prête à l’emploi, jetable après usage.

C’est le cas de cette « start-up », un peu « grown-up », c’est-à-dire une trentaine de personnes installée sur son marché qui est sur le bon créneau d’ailleurs des services du monde de demain, durables, écologiques, etc. Elle recrute un nouveau dirigeant après mûre réflexion, lui donne la délégation nécessaire. Après six mois, un « désaccord stratégique » (comme on dit au Bureau Politique de l’entreprise) entraine le départ du dirigeant. Ce genre de désaccord est possible et fréquent et les erreurs de recrutement sont dans l’ordre du possible, ce n’est pas une science plus exacte que le mariage. Mais cela signifie peut-être aussi que l’on n’a pas imaginé prendre le temps de la discussion, de la confrontation, de la construction ensemble d’une vision commune, comme si celle-ci devait s’imposer magiquement, comme si un dirigeant, au tarif où il est payé, ne peut qu’être entièrement d’accord avec son investisseur, aux ordres, sous peine de le changer. Comme si le prix payé à un dirigeant imposait la soumission, l’accord total ; comme si ce prix ne pouvait tolérer le coût de l’apprentissage, de la construction d’un projet collectif.

C’est le cas aussi dans ce secteur si sympathique de la restauration indépendante, qui manquerait de personnel compétent, après la crise de la covid. Beaucoup de professionnels dotés de ce métier subtil de la restauration ont décidé de quitter le secteur après le confinement. Les employeurs ont dû embaucher les personnes qu’ils trouvaient en surpayant parfois les gens compétents disponibles, non sans leur imposer de longues périodes d’essai qu’ils ne renouvellent pas pour échapper au risque des coûts fixes... Là encore les discours au moment du recrutement valorisent le développement, la relation de confiance et l’engagement mais en faisant bien attention de ne pas prendre des engagements durables.

Et que dire, en ces temps (sans doute très provisoires) de marché du travail tendu au profit des salariés qualifiés et compétents, de la tendance de ces jeunes diplômés à s’orienter vers la « presta » (sociétés de conseil, de prestation de service, d’interim) plutôt que vers les entreprises traditionnelles. Ces jeunes disent ne pas vouloir se sentir piégés dans une entreprise ; ils veulent pouvoir changer rapidement, passer d’un chantier à l’autre, ne pas être contraints au temps long d’un emploi dans une entreprise traditionnelle, perçu comme de la monotonie plutôt que comme l’approfondissent et la maturation lente d’une relation et d’une compétence. Forts de cette idée que la compétence n’est qu’un poste de bilan plutôt qu’un chemin de développement, ils occultent la durabilité d’une vie professionnelle au profit d’une série d’interventions sur un marché ; ils prennent l’euphorie très provisoire d’un marché du travail favorable, comme un acquis.

Si le durable en matière de management ne va de soi pour personne, on peut en chercher les raisons. Appréhender le durable exige de prendre en compte le temps - celui d’avant comme celui d’après - mais la première difficulté à le faire s’explique par l’ignorance. En effet on accorde d’autant plus d’importance à la durabilité des choses, au temps de l’apprentissage, de la maturation et du développement que l’on connait l’histoire. Comment appréhender les périodes de forte inflation sans savoir ce qu’elles ont produit dans l’histoire, comment imaginer son travail et le futur si l’on n’a jamais connu que des temps de marché du travail favorables aux personnes qualifiées, comment gérer sa carrière dans une société dont l’histoire a montré la fragilité de tout ce qui a été conçu un jour comme un acquis immuable ? Mais l’ignorance ne concerne pas que la connaissance de l’histoire, elle appauvrit énormément l’appréhension de la réalité : de la même manière que le vocabulaire se réduit pour exprimer les finesses de la réalité, le temps se résume en un « avant » opposé à un « maintenant », comme si cet avant était stable et uniforme. Tout est alors simplifié pour ceux qui trouvent qu’avant c’était mieux ou que maintenant la lumière du progrès a enfin succédé à l’obscurité. Car l’ignorance ne permet pas de prendre en compte l’œuvre du temps qui passe dans le développement des personnes, l’émergence des cultures, la transformation d’une réalité jamais stable.

La deuxième raison pour ne pas céder au « durable » tient à l’importance accordée à l’immédiat, au primat des émotions du moment, à la saturation de l’attention. Dans le rapport à l’information, aux objets, aux relations et à la vie en général, cela requiert un énorme effort de ne pas être accaparé par l’actuel et l’immédiat et plus on donne de l’importance à l’immédiat, en cédant par exemple à la mode ou à l’attention addictive à un fil d’information sur une chaine en continu, il devient impossible de prendre le recul du temps long : tout comme la succession des modes ou des supposées tendances managériales empêche d’envisager le futur avec sérieux, humilité et espérance.

Enfin, il est immensément difficile d’imaginer le durable quand on est centré sur soi. Les poètes le disent depuis longtemps : fasciné par sa propre puissance, sa santé et son intelligence, comment imaginer la finitude, les limites mais aussi tout ce que produit le temps sur lequel la personne croit avoir le même pouvoir que sur tout le reste. Sortir de soi pour considérer l’autre, c’est déjà un moyen d’éviter cet aveuglement.

Alors que faire pour avoir une approche plus durable dans le management. La première réponse est tout simplement de ne rien faire. En effet, les fables les plus anciennes montrent qu’il y a toujours eu des cigales, des illusions de toute puissance, des aveuglements sur le présent en occultant l’avenir, de l’impréparation de ceux qui croient à la jeunesse éternelle. L’actualité les rattrape, et on se repent alors de n’avoir pas pensé à l’avenir. Sur un plan professionnel, le « si j’avais su » est tellement fréquent ; à force de ne pas aider les salariés à se développer, on en mesure le coût un jour ; à force de ne pas travailler à son propre développement on subit les accidents de carrière. Dans le meilleur des cas on repart ensuite d’un meilleur pied.

La deuxième idée, vieille comme les humanités consiste à se former, en particulier dans toutes les disciplines qui aident à comprendre le monde depuis toujours en se méfiant des idéologies du moment déguisées en connaissances. Les formations managériales devraient y travailler en s’éloignant un temps de l’aridité, du réductionnisme et de l’illusion des référentiels de compétences : ce n’est pas parce qu’ils facilitent la bureaucratie des « gestionnaires » de la formation qu’ils sont utiles pour le développement des personnes. Cependant la formation n’est pas une solution, mais un problème : pour qu’une formation soit efficace, encore faut-il que les personnes aient un minimum envie d’apprendre ; celle-ci ne peut pas être supposée acquise, il faut la susciter : pas facile d’apprécier le bordeaux quand on ne l’a jamais goûté, quand on a jamais pris le temps d’apprendre à le goûter.

La troisième voie se situe dans l’apprentissage des relations parce que c’est souvent en se confrontant aux autres que l’on se distancie de soi-même, que l’on se rend compte des enjeux et des difficultés de la durabilité des choses. Dans une relation, une transformation, un projet on perçoit très vite des différences de temporalité, de l’existence même d’autres temporalités et cela peut inviter à considérer le durable. En général les parents en font l’expérience en tentant d’éduquer leurs enfants ; ils apprennent la patience, ils gèrent le temps du développement de leur enfant qui correspond rarement à leur propre rythme et à leurs désirs ; ils savent aussi supporter les limites et les insatisfactions du moment pour préparer le futur. Il y a parfois des parallèles entre l’éducation et le management qui, faute d’être politiquement corrects, pourraient ouvrir l’esprit des managers ou de ceux qui sont supposés gérer les ressources humaines.

Car le dernier lieu d’amélioration se situe bien au niveau de la pratique managériale. Avant de se situer dans des chartes et des déclarations d’intention, un management durable tient à la pratique de terrain des managers. Pour être vertueuse, celle-ci doit déjà s’être exonérée des effets pervers de la séparation entre managers et leaders avec les derniers qui inspirent et les premiers, bas de plafond, qui font tourner les systèmes. En effet, c’est grâce à l’intelligence humaine des managers de proximité que fonctionnent nos organisations. Il faut ensuite que ces managers travaillent avec persévérance à aider les personnes à se développer plutôt qu’à seulement faire le travail, et il faut enfin qu’ils investissent sur la durée dans les relations avec tous ceux qui ne la demandent pas forcément d’ailleurs. Pour ce faire, encore faut-il que les managers ne voient pas leur carrière comme un saut tous les trois ans, encore faut-il que leur management durable soit reconnu et récompensé ; encore faut-il que le projet de leur entreprise soit durable et que les managers d’en haut joignent la pratique à leur discours ; encore faut-il enfin que chaque salarié ait une approche durable de son travail, dont il n’est pas totalement responsable tout seul, mais dont il ne peut non plus totalement s’exonérer.

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