Le mot travail est devenu un peu confus, prenant le sens du arbeit allemand, et tendant à désigner des travaux rémunérés. Or, puisque je peux sous-traiter le repassage de mon linge à un pressing et la préparation de mes repas à un traiteur, que je devrai rémunérer pour ces services, ceux-ci ne sont-ils pas des travaux que je réalise moi-même ? C'est pour cela que lorsqu'un travailleur est utile à quelqu'un d'autre que lui-même, qu'il rend un service à quelqu'un, donc qu'il lui sert à quelque chose, on parle alors d'emploi. Ces emplois sont contractualisés, implicitement lorsqu’on se fournit chez un commerçant, explicitement dans le cas du salariat et des travaux à façon.

Mais c’est alors qu’on peut distinguer la nature de ces travaux, selon des axes publiés par Guillemette de Larquier, trois formes[1] auxquelles nous voulons en ajouter une quatrième. Il apparaît en effet une activité qui consiste en la création d’une œuvre, d’une chose. Une autre qui est une aide à quelqu’un pour accomplir une tâche, telle que s’habiller ou accueillir les visiteurs. Une troisième qui est l'organisation, le choix de ce qu’il faut faire, la définition des tâches, et la coordination de ceux qui les exécutent, qu’on appelle management ou encadrement. Et enfin ce qui concerne la collecte et la diffusion d’informations, de connaissances, qui prennent parfois la forme d’œuvres de l’esprit, mais aussi celles de conférences, de conseils, de formations.

Travail et énergie

Dans la pratique, ces quatre modes d’activités s'entremêlent, et ne sont pas toujours monnayables. Mais les habiletés requises pour chacune sont assez dissemblables, ainsi que les dispositions de caractère qui y prédisposent. L’ouvrier devra ainsi être habile avec la matière, le serviteur doué pour être aimable, le manager capable de computisme, de calcul des choix et risques, et l’informateur talentueux en cognitivisme et communication. Or il y a un rapport à l’énergie. Energeia en grec c’est ce qui est « dans l’œuvre » (en-ergon). Le travailleur met en œuvre une énergie dans ce qu’il effectue, quand il est en train de le réaliser, qui se retrouve en sciences physiques dans le fait que l’énergie est une force en action, par différence avec la dynamique qui est la force en puissance, capable de s’exercer mais latente. Le travailleur dynamique va donc devenir énergique lorsqu’il exerce sa force de travail, et produit une œuvre. Autrement il sera en repos. En réalisant son œuvre par l’énergie, il fait passer un projet, une idée, du stade de la potentialité à l’existence.

Par exemple, lorsqu’on tape sur un clou avec un marteau, l’énergie mise dans le marteau (dans sa masse) est transmise au clou qui s’enfonce, freiné par la matière clouée. De la même façon, on aura aussi une forme d’énergie mise dans un service qui transforme le réel, même si ce réel est une personne à émouvoir, en général agréablement. C’est cette énergie que l’on rétribue, selon son importance et sa rareté, qui dépendent surtout de sa complexité. Or cette mise en œuvre d’énergie fatigue, et c’est peut-être à cela qu’on peut la reconnaître. On la conçoit comme une dépense.

On en vient donc aux deux activités intellectuelles, computisme et cognitivisme, pour lesquelles le principe de force en action est impalpable. Pourtant réfléchir beaucoup fatigue, serait même difficile, et pas toujours aimé et apprécié. Cette fatigue indique donc une dépense d’énergie. Par ailleurs, mémoriser implique de passer un temps pour apprendre, parfois rechercher, découvrir, et un autre pour restituer, ce qui mobilise aussi de l’énergie. Le cerveau y pallie alors avec le mécanisme de l’intuition, cette connaissance spontanée qui vient sans l’effort d’une recherche, comme si les connexions neuronales n’attendaient que cette opportunité pour fournir ce qu’elles savaient déjà.

Résistance et résilience

Nous voyons donc 4 genres de forces : une force pragmatique, musculaire, une force émotionnelle, empathique, une force mentale de calcul, et une de mémorisation qui doit également avoir besoin d’une force pour se souvenir de ce qu’on a appris, et le communiquer. Leur mise en énergie ne peut être permanente, il y a un besoin de repos, donc chaque travailleur a une certaine résistance à l’effort, ce repos permettant la résilience, de pouvoir recommencer l’effort sans usure, ou séquelles. La problématique étant alors d’admettre que tous les travailleurs n’ont pas les mêmes résistances à ces 4 formes d’efforts. Certains se fatiguent plus vite que d’autres, et n’ont pas forcément une résilience parfaite procurée par leur repos. Il est alors navrant qu’ils finissent par « casser » sans que l’employeur soit mis en cause.

Inversement, ceux dotés d’une grande force n’ont pas toujours la tolérance d’admettre ceux qui en ont moins, ou résistent moins bien, donc n’ont pas la même capacité d’énergie, tout en percevant le même salaire, ou même plus. Par ailleurs, ceux en charge du management éprouvant sans doute une faible fatigue de leur énergie, et ayant de fortes rémunérations indexées sur les performances, ils tendent à vouloir « crever les chevaux » en « cravachant » les travailleurs à outrance. Il y a donc bien besoin d’évaluations de chaque travailleur pour savoir de quoi il est capable et quelles sont ses limites, à l’instar d’un moteur de voiture dont le régime est limité par une « zone rouge » dans laquelle il s'abîme, bien que pouvant y parvenir. On pourra alors se demander si cette tyrannie, cette avidité d’utiliser l’énergie des gens, vient d’une cupidité de profits, ou d’un trouble psychique (névrose). La question est à se poser.

Limites à l’énergie disponible

Nous en venons alors à la notion d’un bien commun, ici l’énergie que les gens peuvent investir, leur somme, qui n’est pas infinie, et donc qu’il faut se partager. Chaque utilisateur de cette énergie doit pouvoir arriver à satiété de ses besoins sans être un goinfre, et respecter les résistances et besoins de repos pour la résilience quotidienne de cette énergie. Comme si on la moissonnait pendant les heures de travail et qu’elle repousse durant le repos. Nous formons ainsi une société par ce flux d’énergie produit par chacun de manière plus ou moins intense, et utilisé par d’autres qui en ont besoin. Ceci crée un commerce dans lequel l’argent vient rétribuer l’énergie apportée, la masse monétaire étant également finie, bornée, comme un bien commun. La terminologie utile sera ici le fait de satisfaire, faire de manière suffisante (satis en latin), et aussi de s'acquitter d’une demande, payer ce qui est fourni, réparer un tort. Quand tout va bien, client et fournisseur se satisfont mutuellement.

Cependant, pour étendre cette capacité, nous avons créé des machines, puis des ordinateurs, puis des robots. Les machines augmentent notre force, multiplient notre énergie, et les calculateurs et mémoires électroniques augmentent nos capacités intellectuelles. Il est par exemple devenu bien plus aisé de communiquer notre savoir par les ordinateurs que par l’écriture manuscrite, avec l’étape intermédiaire de l’imprimerie. Cette aisance a permis une émergence de travailleurs intellectuels de qualités diverses, alors que les coûts de production d’un livre imposaient de sélectionner les auteurs dont les propos étaient valables. Finalement les pouvoirs publics s’en émeuvent car nous sommes à présent inondés de pamphlets s’opposant à leur politique, et colportant des “bobards” (dites « fake news »). Il en va ainsi aussi pour les œuvres (choses) depuis que des imprimantes 3D peuvent créer des objets, allant jusqu’à des armes létales. Il se dit même qu’on sait à présent « imprimer » des maisons habitables.

Conclusion

Lorsqu’un menuisier construit un lit à façon, produit-il une chose qui est son œuvre et qu’il vend, comme une marchandise, ou ne vend-il pas plutôt un ensemble d’énergies mobilisées, manuelles et intellectuelles ? Car ce qui figurera sur son devis sera le temps qu’il va devoir y consacrer, en plus du coût des matériaux, à un prix qui couvrira ses frais de locaux et de matériel. Ce temps est donc un travail en étant une force appliquée durant une période, créant donc une énergie qui devrait pouvoir s'évaluer en Watt-heure. Ainsi il est convenu qu’un cheval utilise 736 Wh pour travailler pendant une heure. Le cerveau ayant un fonctionnement électromagnétique, on devrait pouvoir mesurer facilement l’énergie d’une réflexion ou d’un souvenir. De là à installer des compteurs d’énergie humaine utilisée, il devrait se passer encore un peu de temps avant d’y arriver.

Mais il y a également en jeu l’objectif que vise le travailleur marchand, s’il est d’être utile à quelqu’un ou quelque chose, ou juste de réaliser un profit, « veiller à ses intérêts » comme le disait Adam Smith. Je crois donc qu’un arbitrage s’effectue pour le travailleur selon le sens qu’il veut donner à son travail, selon l’importance que revêt pour lui son métier. Sachant qu’il doit également agir comme informateur de son activité auprès de son autorité, son management ou l’État. Pour certains, les tâches de reporting sont ainsi plus lourdes que l’action réalisée auprès de la clientèle. La rationalité (ou logique) de l’énergie mise en œuvre étant examinée, souhaitant la prospérité et une conformité à ce qu’il est juste de faire, ce qu’il convient à la société.


[1]https://www.linkedin.com/posts/guillemette-de-larquier-26185620_larticle-pour-lequel-je-me-suis-initi%C3%A9e-activity-6915909475887382528-cZxs

Tags: Travail Energie Résistance Résilience