Une diversité croissante des statuts et des situations

Les situations de ceux qui travaillent ou pourraient travailler pour l’entreprise connaissent une diversité croissante. Il y a bien sûr les salariés sur lesquels l’entreprise concentre souvent son attention, mais aussi ceux qui sont moins reconnus, notamment parce qu’a priori plus facilement remplaçables ou moins qualifiés. Ils peuvent être en contrat à durée indéterminée, en CDD ou en intérim. Ce continuum d’un marché du travail atomisé va jusqu’aux exclus de l’emploi.

Au sein de l’organisation, des prestataires interviennent également, parfois à titre permanent, sur des durées longues et en assurant les mêmes fonctions que certains salariés permanents. Viennent s’ajouter à ce kaléidoscope des indépendants, ayant adopté le statut de micro-entrepreneur ou intervenant via une société de portage.

En France, les effectifs du travail indépendant augmentent depuis le milieu des années 2000, sous l’effet du recours grandissant des entreprises à l’externalisation. En retranchant des trois millions d’indépendants les agriculteurs et les métiers exercés en libéral, reste en 2022 un million de freelances. Ce chiffre est deux fois plus élevé que dix ans auparavant, avec une tendance persistante à la hausse.

Les statuts de ceux qui apportent ainsi leur travail à l’entreprise sont multiples et l’organisation de plus en plus poreuse. Ce paysage en mouvement conduit l’entreprise à la gestion multi-contrats d’une main-d’œuvre étendue.

La situation de ces indépendants renvoie à deux réalités très différentes, à partir d’un critère : ont-ils choisi ce mode de vie ou est-il subi ? L’amalgame est souvent fait entre deux populations bien distinctes. La première est composée d’experts très qualifiés et recherchés, qui ont fait le choix de cette vie d’indépendant à partir d’aspirations diverses : maximiser leurs revenus, bénéficier de plus de flexibilité dans leur organisation de vie, sélectionner leurs clients et leurs missions, etc. L’entreprise fait appel à eux lorsqu’elle ne dispose pas en interne des compétences recherchées. Elle ne les sélectionne pas en premier lieu sur les prix, mais sur leur expertise. Pour faciliter la mise en relation, des plateformes dédiées se sont développées, comme Yoss en France.

L’autre réalité à laquelle renvoie le développement du nombre de freelances est tout autre : « l’économie des petits boulots » dite gig economy. Son développement résulte de la volonté des entreprises de réduire leurs coûts et d’accroître leur flexibilité. Le faible niveau de qualification requis fait que la main d’œuvre disponible est bien plus nombreuse que celle qui est requise.

Une minorité de personnes, les « slashers », ont opté pour ce mode de vie et apprécient son caractère atypique, en combinant et en cumulant des activités parfois très différentes. Mais la plupart de ces freelances n’ont pas vraiment choisi cette situation et le statut d’indépendant associé, qu’ils subissent. De nombreuses enquêtes montrent que la première motivation de la grande majorité renvoie à la nécessité d’un revenu additionnel et que le choix de ce mode de vie est contraint par ce besoin.

Un chiffre illustre d’ailleurs la situation de cette population en termes de revenus, celui du chiffre d’affaires moyen réalisé par un micro-entrepreneur, statut de référence pour cette population. Il ne s’élevait qu’à 11 300 euros en 2018 (source : Acoss). Et il s’agit bien là de chiffre d’affaires, pas du résultat de la micro-entreprise sur la base duquel le revenu individuel peut être obtenu. Quatre micro-entrepreneurs sur 10 ne se génèrent aucun revenu. Certains affirmeront que ces activités permettent de réintégrer des exclus dans le marché du travail. Les études encore parcellaires sur le sujet montrent que les cas de réinsertion durable à partir de ces petits boulots restent marginaux.

Face à cette extension du modèle de l’entreprise ouverte, les frontières de l’organisation continuent à se diluer, avec le développement de relations contractuelles de différents types. Le droit commercial se substitue dans ce cas au droit social. « L’ubérisme est une sorte de thatchérisme 2.0 » écrit le sociologue Antonio Casilli, mettant en parallèle les logiques et la réthorique utilisées (« privilèges et corporatismes à briser », « nécessité de dérégulation », « promesse de baisse des prix », etc.)

Les acteurs publics hésitent dans leur positionnement. Le Sénat californien a ainsi requalifié les chauffeurs de VTC en salariés, tandis qu’en France l’article 20 de la loi Mobilités de 2019 a accordé quelques droits aux indépendants tout en protégeant les opérateurs contre le risque de requalification.

Le capitalisme de plateforme et ses limites

Les plateformes de mise en relation d’une offre et d’une demande de travail connaissent une croissance très rapide. La désintermédiation qu’elles autorisent contribue à ce développement de l’emploi non-salarié, qu’il s’agisse des profils les plus qualifiés faisant ce choix ou des populations qui subissent cette situation. Les plateformes permettent un mouvement de marchandisation de la relation salariale, la transparence et la rapidité des appariements sur le marché du travail affaiblissant la préférence pour les relations d’emploi longues fondées sur le contrat à durée indéterminée.

À partir du moment où ce modèle est en place et fonctionne, certains vont jusqu’à envisager, à prédire, voire à souhaiter sa généralisation. Les entreprises qui se sont construites exclusivement sur ce modèle comme Uber ou Deliveroo ne seraient que les précurseurs d’un mouvement général qui ferait glisser progressivement la relation de travail du salariat vers un contrat commercial individuel et ponctuel. Cette évolution conduirait à terme à la marginalisation, voire à la disparition du salariat.

Nous n’y sommes pas encore : les salariés représentaient près de 90% des actifs occupés en France métropolitaine, soit très exactement le même pourcentage qu’en 2000. Pour autant, les indépendants pourraient selon certaines études représenter en 2030 jusqu’à un tiers des actifs sous l’effet de l’accroissement de la pluriactivité, des dispositions légales incitatives et des pratiques croissantes d’externalisation.

Pour l’entreprise, ce modèle présente plusieurs limites. La première renvoie à la conception même de l’organisation. Une telle approche utilitariste, conduisant à mobiliser les personnes sur le seul intérêt matériel, ne permet pas de construire d’engagement collectif sur le projet de l’entreprise, à rebours du besoin de sens omniprésent dans nos sociétés. Elle est le corolaire d’une approche dans laquelle au pire le projet est absent, au mieux il est réservé à une élite interne mobilisant sur la seule dimension pécuniaire une population externes de servants.

La deuxième limite renvoie à l’ancrage de l’entreprise dans le monde réel avec lequel elle doit interagir. L’exemple le plus parlant est celui de la mutation opérée par McDo France. En une dizaine d’années, cette entreprise est passée d’une situation dans laquelle elle multipliait les emplois précaires à un statut d’employeur responsable, privilégiant les CDI et développant ses collaborateurs. Cette mutation voulue avait pour objectif et a eu pour conséquence d’accélérer la croissance du chiffre d’affaires à travers l’ancrage durable et le lien avec la clientèle qu’elle a permis de développer.

Troisième limite de cette approche concernant cette fois-ci les profils plus qualifiés. En ayant recours à leurs services de façon ponctuelle, notamment via les plateformes, l’entreprise se fragilise. D’une part, elle ne les fidélise pas et pourrait se trouver demain en difficulté face à une pénurie renforcée de certaines expertises. D’autre part, elle les utilise mal : comment se construiront le lien social, la convergence, l’implicite qui ne se développent que dans la durée et qui, combinés aux savoir-faire pointus, permettent à ces populations d’être performantes ?

Pour notre société, le développement du capitalisme de plateforme présente également plusieurs risques. Le premier renvoie à la nature même de ce système, qui repose sur une logique de chacun pour soi et de système D. Est-ce cette société déshumanisée de rapports mercantiles et déséquilibrés que nous voulons construire ?

Le second relève du modèle social : travail ponctuel ou à la tâche, revenus faibles parce que tirés vers le bas par la concurrence, incertitudes sur le lendemain, quasi-absence de protection sociale. Est-ce vraiment là le modèle social que nous souhaitons demain pour une part croissante de la population ?

Le troisième est plus grave encore. L’entreprise joue de fait un rôle majeur en matière d’intégration des populations. Elle est un des derniers lieux où est modelé le « vivre ensemble ». La société que dessine le capitalisme de plateforme, si celui-ci s’installait dans la durée, ne pourra être apaisée. La prise en compte de ce risque renvoie aussi à l’intérêt bien compris des entreprises, pour lesquelles il s’agit d’éviter « l’effet gilets jaunes », avec un état de détresse qui se diffuse.

Aujourd’hui, cette mutation n’est pas vraiment sous contrôle dans certaines entreprises et le ver est dans le fruit. Dans la lignée des pratiques en matière de recours à des prestataires, à l’intérim ou à la sous-traitance pour lesquelles les marges de manœuvre des responsables opérationnels sont souvent larges, l’utilisation des plateformes s’y développe en toute anarchie.

Elle constitue un moyen pour eux de reprendre la main sur leurs ressources et de contourner les contraintes posées par l’entreprise en matière d’effectifs ou sur certaines lignes budgétaires. Faute de penser ses choix dans ces domaines, l’entreprise pourrait se déformer en profondeur dans les prochaines années.

L’alternative

Dans les prochaines années, l’entreprise devra avoir pensé et construit une autre ouverture que celle qui est portée par ce modèle, de manière à assumer en addition une mission intégratrice.

Dans un monde où les activités à faible valeur ajoutée sont digitalisées, c’est notamment la capacité de chacun à s’articuler avec les autres et à coopérer qui apporte une valeur ajoutée. Ce qui suppose que le contenu de l’interface et de la relation soit approfondi. L’attention de l’entreprise ne peut porter uniquement sur les savoir-faire et expertises de l’individu. Elle doit organiser et faciliter un travail d’assemblage en s’attachant au lien entre les personnes, à la dynamique qui se développe entre elles et aux compétences collectives.

La base de cette dimension collective peut être constituée par la raison d’être et la culture de l’entreprise, son projet stratégique et le contrat social qui en découle faisant le ciment de ce collectif humain. C’est cette aventure partagée qui permet de penser l’entreprise comme un ensemble cohérent, une communauté et une « machine à coopérer », donc à inclure.

Un groupe comme Beaumanoir (près de 3 000 magasins avec les enseignes Cache-Cache, Bonobo, Morgan, Bréal) assume un turn-over lié à des départs de profils compétents, mais qui ne sont pas alignés sur le projet, la culture, les valeurs. Le lien tissé, l’histoire commune, le sens partagé constituent le lien entre les collaborateurs sans lequel la seule juxtaposition d’expertises ne peut produire la valeur ajoutée attendue.

Le modèle humain ciblé positionnerait l’entreprise comme une des communautés de base traitant de fait un certain nombre d’enjeux sociétaux : emploi, protection, intégration sociale, compétences. Entre elles, ces communautés de base peuvent aussi développer leurs interfaces et coopérer dans la mise à disposition de compétences. Cette articulation passe par exemple par le développement de la mobilité inter-entreprises. Un tel dispositif permet à l’organisation de s’alimenter en expertises et aux collaborateurs de vivre d’autres expériences professionnelles au sein d’autres entreprises, de manière sécurisée, avec notamment un engagement de retour possible si l’expérience n’était pas concluante.

La MAIF a mis en place un dispositif de ce type avec une dizaine d’autres entreprises. L’enjeu était double : d’une part enrichir ces organisations d’expériences diversifiées et de regards nouveaux, d’autre part élargir les opportunités de mobilité professionnelle des collaborateurs tout en leur permettant de rester proches de leur lieu de résidence, de développer leurs compétences et d’ancrer cette mobilité comme une possibilité réelle d’épanouissement professionnel. Chaque mobilité vers une entreprise supposait en retour l’accueil d’un collaborateur de cette cible. Les apports ont été multiples : nouvelles expériences à partager, nouvelles pratiques, renforcement des liens entre entreprises partenaires.

Les deux modèles que nous venons de décrire sont vraisemblablement voués à coexister à l’avenir. Retenons que l’entreprise qui aura construit et développé sa capacité à s’appuyer sur une communauté durablement soudée de compétences s’articulant naturellement entre elles sur la base d’un projet partagé disposera clairement d’un avantage compétitif vis-à-vis de celle qui, de fait, ne traitera l’humain qu’à travers sa seule dimension marchande.

Retenons également que de nombreuses entreprises adopteront de fait un modèle mixte, soit comme résultat d’une réflexion structurée sur son modèle d’emploi, soit comme résultante de pratiques désordonnées des différents acteurs.

Le rôle additionnel de la DRH

Si les formes d’emploi se diversifient et que l’entreprise veut progresser dans sa capacité à les articuler, elle doit alors structurer ses choix et non les laisser se matérialiser au coup-par-coup. Ce qui conduirait à ne pas s’attacher des expertises essentielles ou à générer des coûts additionnels.

Il va s’agir tout d’abord de penser la démarche : quelle « philosophie » en arrière-plan, quel emploi permanent (niveau et composantes), quels cas de recours à chaque catégorie de population ? La question en arrière-plan est la suivante : quelle est l’organisation des formes d’emploi dont nous avons besoin pour faire vivre notre projet à court et moyen terme ? L’entreprise devra ensuite aider les responsables opérationnels à opérer les choix du quotidien en les éclairant, notamment en leur fournissant les data permettant des décisions éclairées. Elle devra enfin coordonner la mise en œuvre.

Quelles sont parmi ces activités celles qui entreront demain dans le champ de la DRH ? L’entreprise continuera-t-elle par exemple à considérer que la relation contractuelle avec un prestataire n’en fait par nature pas partie ? Nous savons pourtant que cette approche biaise le processus d’arbitrage entre les différentes solutions qui permettent de s’attacher les compétences nécessaires.

L’entreprise doit élargir la responsabilité de la DRH au suivi de tous ceux qui travaillent pour l’organisation, de manière à accompagner ces arbitrages et à veiller à leur mise en œuvre qualitative. D’autant que la responsabilité morale et l’image de l’entreprise sont entachées lorsqu’un problème grave intervient alors que la personne travaille pour elle, quel que soit son statut.

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