Ou courte histoire des errances sociales de la boucle du don !

Pendant le mois d’août, nous publions à nouveau quelques-uns des textes les plus lus de l’année écoulée.
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Le contrat de travail est par nature une transaction, obéissance contre rémunération dont l’obligation implicite exige l’investissement de soi pour atteindre une performance. Le retour de l’employeur se situe déjà sur le plan des récompenses monétaires (primes ou augmentations) En clair, pas de performance, pas de reconnaissance. Pourtant pour un bon nombre d’individus, l’entreprise représente, un lieu d’accomplissement personnel qui a fondamentalement besoin pour s’exprimer d’une contrepartie : la gratitude de ceux pour lesquels l’effort est produit et la générosité d’un geste bienveillant non causé par un résultat. Pour beaucoup, la récente crise sanitaire qui a imposé le travail excentré, l’ont vécu tel une échappatoire à un climat social devenu détestable. Le don de soi contre un geste d’humanité en retour a-t-il encore sa place en entreprise ?

Le meilleur de soi contre une rémunération

Transaction monétaire par nature, le contrat de travail a pour objet le travail quand son auteur est un Sujet. C’est bien là toute son ambivalence ! L’employeur achète un résultat potentiel qu’il rémunère et qui ne peut exister sans la personne qui le fabrique. L’assistance apportée par l’entreprise au travailleur salarié a pour contrepartie sa subordination consentie. Une histoire de troc : « Je te donne et je reçois », que ce soit du côté employeur ou employé.

La question sous-jacente serait : « Ai-je envie de te donner au-delà de ce qui est prévu au contrat ? » Rien n’est dit sur le surplus d’investissement demandé au travailleur quand le management le lui demande ! Quant aux « dons » patronaux, ils restent dans une transaction : plus ou mieux de travail pour plus de rémunération ou d’ascension sociale. Le geste n’est pas gratuit, il est intéressé. Il n’est pas humainement symbolique.

La psychologisation du travail a brouillé les pistes entre son objet, la tâche à accomplir, et la prise en compte des difficultés individuelles lors de l’activité. De nouvelles instances sont apparues pour le mieux-être de tous, médecins du travail, infirmières sur place ou développement de la fonction prévention, hygiène, santé et sécurité. Eu égard à l’ampleur prise par les Risques Psycho Sociaux (RPS), on peut se demander si toutes ces actions ont une finalité autre que leurs objectifs, maintenir la santé au travail pour stabiliser et faire croître la production ? D’où peut-être le quiproquo entre la quête de sens du salarié et la réponse objectivée de sa structure, la performance.

Il n’en a pas toujours été ainsi.

Du travail payé à la tâche au Contrat à Durée Indéterminée (CDI)

Au début du siècle dernier, pour ceux qui n’avaient pas la chance d’occuper une charge ou une fonction essentiellement publique, le travail était payé à l’unité produite. Il s’agissait de la guelte pour les vendeurs en magasin ou du salaire journalier des ouvriers dans les secteurs de l’industrie ou de l’agriculture. Ce mode de rémunération n’était pas exempt de fierté pour l’individu qui rapportait quotidiennement au foyer son maigre revenu. La satisfaction de sa famille lui procurait le triptyque manquant à la transaction de base avec son patron ; un rendu affectif, symbolique et fort entre termes de reconnaissance à sa personne.

Le paradoxe apparent est que dans ces conditions de travail difficile, le dessein patronal a généré des initiatives sociales telles les maisons ouvrières. Le geste était-il généreux ou impulsé par l’obligation de disposer d’une main-d’œuvre de proximité ? Il existait aussi des dons en nature de la part des employeurs, sans doute motivés par un climat bien-pensant sous influence religieuse ; ou de la (bonne) conscience d’un petit nombre de nantis que leur richesse accumulée l’avait été par une masse de gens pauvres qui avait contribué à la produire. Cette charité exercée au-delà d’un retour en termes de travail rétribué, a fait naître la représentation humiliante du pauvre à qui l’on donne sans qu’il l’ait mérité. (Malheureusement, cette conception existe encore de nos jours par faute du manque de statut social pour les récipiendaires).

Quelles qu’en soient les motifs et les mobiles, on pourrait penser qu’il s’agit là du retour de l’élément manquant de la transaction travail contre salaire, une sorte de rendu social qui ne pourrait pas s’empêcher d’exister pour les raisons qui sont les siennes : la forme supposée d’un symbolisme du geste généreux dans toute l’étroitesse de son acception !

Le transfert de la symbolique du geste généreux patronal sur le système de prestations sociales

Entre les deux guerres, sous la pulsion des collectifs syndicaux, les acquis sociaux ont pris en compte les besoins de la personne au travail et il lui a été accordé de nouveaux droits, tel celui de se reposer une fois dans l’année avec les congés payés. Ce fut la grande avancée sociale du front populaire de 1936. Et dans le même temps, la création des mutuelles a réparti entre tous leurs cotisants leurs risques de santé. Après la dernière guerre de 39-45, l’avènement de la Sécurité Sociale est venu au secours des salariés malades, trop vieux pour continuer à travailler, ou ayant subi un handicap. Elle leur a distribué des subsides au lieu et place de leur rémunération.

Pour la première fois et avec ampleur, il était reconnu à l’individu que son salaire ne rémunérait pas tout son investissement au travail. Grâce à la contribution patronale et ouvrière, son surplus d’engagement pensé par lui comme tel, a été rétribué par une protection sociale élargie aux membres de sa famille.

Ce geste institutionnel fut symbolique et fort. L’initiative des « bonnes œuvres » du patronat a été transférée à une institution qui l’a transformée, la Sécurité Sociale. Celle-ci a étendu la protection sociale à tous les foyers de ceux qui recevaient un salaire. L’obligation patronale de cotisation pour les employés a compensé indirectement le sentiment de manque à gagner salarial. Travailler pour recevoir un salaire avait désormais un retour supplémentaire sous la forme d’un acte collectif qui redonnait à la personne une part de son investissement au travail non réglée par sa stricte rémunération.

Un rendu social qui a perdu son but d’origine

Depuis la dernière guerre, les cotisations sociales sont toujours assises sur le travail et la liste des bénéficiaires s’est élargie. Désormais, ceux qui n’ont jamais travaillé en bénéficient également : les mères au foyer et leurs enfants, les migrants, les chômeurs de longue durée ou les jeunes sans emploi. L’élargissement des prestations à ces autres catégories de personnes procède d’une préoccupation de l’Etat de subvenir à ceux qui sont dans le besoin. La maîtrise d’ouvrage désormais assuré par un Etat omniprésent a fait oublier la maîtrise d’œuvre de la Sécurité Sociale qui avait pris en charge le lien symbolique de départ entre le patronat et ses employés. Aujourd’hui ce dernier s’est si distendu qu’il a été effacé des consciences. La ligne est désormais budgétaire et la beauté du geste a été perdue dans les méandres des trop nombreux dispositifs ! Le geste généreux de la collectivité en retour de son investissement au travail manque à un individu qui l’a oublié !

Dans la conscience collective, la nature du rapport entre les cotisations et les prestations est redevenu monétaire et le symbolisme du transfert s’est perdu dans les multiples réformes de la Sécurité Sociale. Alors, pour le salarié, le réflexe peut apparaître légitime de demander son « dû » à l’entreprise où il travaille.

La fonction publique et territoriale dispose encore d’une forme de rendu, la notion de service public aux usagers. Pour combien de temps ? Il est certain que la contractualisation des employés du service public n’y contribuera pas. Une évolution s’est dessinée avec l’introduction dans le droit du travail de contrats désormais sous droit privé.

L’empreinte sociétale du travail demande sa reconnaissance par l’entreprise

Lors du premier confinement lors de la crise sanitaire, bien des métiers subalternes classés et qualifiés dans les premiers (ou derniers ?) niveaux des conventions collectives, caissières, éboueurs, livreurs, aides à domicile ou aide soignants, ont été plébiscités par toutes les personnes auxquelles ils apportaient une survie sociale et/ou médicale. De ce fait, la boucle de transfert du geste gratuit d’un collectif qui le recevait à ceux qui donnaient plus que leur travail, a été un moment reconstitué. Spontanément et sans y être obligés, les donataires de ce geste gratuit, ont rendu à leurs donateurs, la reconnaissance d’une valeur ajoutée sociétale au service de tous.

Le geste individuel de chaque donateur a fondé un fait social incontournable : la gratitude d’un collectif en demande d’aide, en retour à tous ceux qui avaient donné d’eux-mêmes.

Mais les choses de ne durent pas ! Quand le travail a repris le transfert de la gratitude des donataires envers les donateurs s’est évaporé avec les contraintes de la gestion de la pandémie. Et parfois, la situation s’est inversée au détriment des premiers. Ainsi, la reconnaissance de 20 Heures a fait place à une obligation de travail renforcée pour le personnel de santé et la valeur sociétale des professions redevenues subalternes a été shuntée.

La famille comme lieu de transfert de réconfort

La crise sanitaire a aussi laissé des traces dans la manière de travailler. Beaucoup furent excentrés du lieu de leur emploi, et ils ont travaillé chez eux. Après une première période de difficulté, (espaces personnels non conçus pour une activité professionnelle ou présence des enfants jouant à côté de l’ordinateur), la personne a renoué avec des repères jusque-là distendus : la famille ; les amis ; le confort d’un vécu à la campagne où certains ont même déménagé… Dans son environnement familial, l’individu a retrouvé ce qui pouvait lui manquer à l’entreprise, un réconfort qui transférait l’attention des uns vers les autres en boucle de don permanente…

Aujourd’hui, l’entreprise rappelle « au bercail » ses brebis dispersées. Certains rechignent à y revenir et regrettent leur vie de travail à la maison. Pour cela, ils mettent en avant des arguments objectifs : le temps passé et perdu dans les transports, les trajets quotidiens source de fatigue qui coûtent cher à l’entreprise. Sans compter que pour beaucoup, leur productivité s’était nettement améliorée durant ces périodes de confinement. Mais tel l'arbre, ces raisons cachent la forêt !

Trop souvent, lors de la période de télétravail, l’employé a fui une entreprise vécue comme un lieu de stress et de difficultés relationnelles. Chez lui, il avait retrouvé une quiétude teintée d’autonomie. Et voilà qu’on l’oblige à revivre ce qu’il redoute, replonger dans un climat anxiogène, et sans doute perdre le rapport harmonieux entre lui et sa famille, où il s’épanouissait…

L’entreprise peut-elle (re) devenir un lieu d’accomplissement de soi ?

Voilà une bien lourde tâche pour ceux qui en seraient chargés, les responsables des ressources humaines et par destination, les managers, eux-mêmes en quête de satisfaction de besoins analogues ! Telle une histoire de poule et d’œuf !

L’entreprise ne manque pourtant pas d’argument. Tous ceux qui ont subi une longue maladie ont trouvé un grand réconfort à reprendre leur travail après cette période ; et beaucoup d’entités se sont adaptées aux contraintes de leur convalescence. Du côté des handicaps, les exemples sont nombreux de postes aménagés, de retour au travail encouragé par les collègues et les responsables d’entreprise. Sans oublier que reprendre le travail dispose d’un énorme avantage, il décentre les problèmes personnels pour s’attentionner aux tâches de l’activité.

La situation exceptionnelle du télétravail a la nature d’une situation à risques qu’il a fallu résoudre en son temps. Désormais celle qui suit a une autre allure, celle d’un « train-train » ordinaire qui reprend sa routine. Les « vraies » difficultés s’éloignent pour laisser la place aux petits soucis du quotidien qui tel le supplice de la goutte d’eau, s’incrusteront un peu plus tous les jours dans les sensibilités de chacun…

Comment l’entreprise pourrait-elle redonner à ses salariés l’honneur d’un travail pour lequel ils n’ont plus envie de se battre ?

L’entreprise goulot d’étranglement des problématiques sociétales

Il est facile de responsabiliser au mieux ou de culpabiliser au pire, ceux que l’on côtoie au jour le jour. Le paradoxe de l’entreprise se situe entre dans une alternative illusoire, subjectiver la production (par exemple, laisser de côté la logique compétence pour prendre en compte de la situation de travail et ses intervenants) ou rajouter un peu plus de ce qui ne fonctionne pas, à savoir rester dans une conception stricte et par défaut du contrat de travail. Peser le pour et le contre d’un peu moins ou d’un peu plus d’objectivation ou de subjectivation est un cocktail bien difficile à réaliser que la structure ne peut pas accomplir seule.

D’autres alternatives existent et appartiennent à ce qui pourrait constituer une conscience collective des grands enjeux stratégiques. Hypothèse folle et pourtant si actuelle de prendre en compte la valorisation sociétale des tâches dans sa contribution à la lutte contre l’impact de la pollution ou la dérégulation climatique dans le travail de chacun. Cela pourrait aussi passer par la mise en place d’une fonction prévention plus vaste et de nature systémique, fer de lance d’une entreprise partie prenante d’un environnement économique social et politique qui le lui reconnaîtrait…

Créer un collectif d’action n’est pas sans risque pour l’entreprise qui préfère individualiser la relation de travail. Des questions que l’on n’ose pas poser viennent à l’esprit : de quoi a-t-elle peur ? Pour quelles raisons n’y procède-t-elle pas ? Y-a-t-il une alliance possible entre ceux qui détiennent les capitaux et ceux qui travaillent ? Reconnaître sur un plan sociétal l’apport de chacun à la collectivité est-il si difficile ? Qu’est-ce qui l’en empêche ?

Telles pourraient être les problématiques latentes de l’entreprise d’aujourd’hui, inscrire dans sa finalité avec tous ses partenaires y compris ses salariés sa contribution effective aux grands enjeux stratégiques. Elle dispose pour cela d’un atout majeur : elle reste toujours et encore, un des lieux privilégiés de rencontres et de maillage des gens qui n’avaient pas choisi de passer un moment de vie ensemble !

La réponse au devenir d’un geste gratuit symbolique en retour de l’investissement travail du salarié sera relationnelle ou ne sera pas. Une simple histoire entre humains. « Je n’ignore rien de ce qui est humain » déclarait Terence, poète philosophe au II° siècle avant notre ère…

Tags: Reconnaissance Investissement Objet social