« Faire son métier » ou « avoir du métier » ?

Pendant le mois d’août, nous publions à nouveau quelques-uns des textes les plus lus de l’année écoulée.
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L’étymologie du mot « métier » nous renvoie à deux notions : la première, minis-tère qui, issue du latin ministerium, définit la « fonction de serviteur » et la seconde, myste-rium (mystère) signifie « rite, célébration, messe ». À la première fonction, nous pouvons associer les compétences professionnelles « cœur du métier », les fondamentaux qui s’acquièrent avec l’expérience ; elles sont utiles pour maîtriser les activités principales et nécessaires pour garantir le résultat. En général, elles font appel à des techniques éprouvées, fruits des efforts de plusieurs générations de professionnels et de nombreuses recherches appliquées. La seconde notion évoque les compétences « esprit du métier », c’est-à-dire des capacités plus subtiles liées à la réflexion stratégique que l’individu met en œuvre pour mener à bien sa mission. Car les forces qu’il mobilise pour les exercer ne répondent pas à des règles rationnelles et prescrites comme les savoir-faire ; l’état d’esprit devient central.

Un état de conscience modifié par l’expérience

Au carrefour de plusieurs disciplines, ces compétences « esprit » qui caractérisent la maturité professionnelle nécessitent une prise de recul, du « savoir y faire », elles ne peuvent être acquises qu’en se confrontant aux situations les plus variées, par la ritualisation des pratiques et une lente transformation des représentations des acteurs (savoir-être*) : la pratique intensive et la répétition de l’expérience se métamorphosent en rituels, des processus cognitifs spécifiques sont alors mobilisés de manière automatique. Par exemple ce serveur en salle qui, par son dynamisme et son attention, fait vivre une expérience inoubliable à des clients d’un restaurant alors que plusieurs semaines auparavant ces derniers avaient passé un moment décevant dans le même établissement, servis par un personnel médiocre. Ou bien ce médecin qui rassure et conduit à la guérison un patient par un regard et une écoute réelle alors qu’un de ses confrères n’a pu traiter les mêmes symptômes avec une prescription sophistiquée. Ou bien cet instituteur qui, en portant une attention particulière à un élève, réussit à le ramener sur la voie de l’apprentissage, alors que d’autres avant lui n’ont pu l’extraire de son statut de cancre. Ou bien encore cet ouvrier sur la chaîne de montage, qui en repérant une variation légère du bruit de la machine, a su alerter à temps l’ingénieur avant que cette dernière ne se dégrade définitivement.

Un talent nommé désir

La compétence peut, à ce niveau de maîtrise, être associée au phénomène de résonance* qui conduit les éléments d’un système à maintenir et à ajuster leur action grâce à un processus de régulation. De la qualité de l’ajustement dépend le niveau de la compétence. Par exemple, la résonance qui s’installe entre le serveur et le contexte du restaurant dans lequel il est employé (les collègues, les consignes, les conditions de travail, les équipements, le quartier…) impacte la qualité de la relation entre lui et les clients ; ces derniers, qui vivent cette expérience, s’inscrivent plus ou moins dans la mission de l’employé, en le soutenant et en l’aidant dans les différentes opérations (regroupement des assiettes et couverts, clarté et rapidité de la commande en cas d’affluence…). L’individu intervient donc dans un « contexte vivant » qui réagit à son action, il vit lui aussi une expérience singulière, ce qui entraîne un ajustement de sa part. C’est bien cet ajustement aux spécificités de la situation, la capacité qu’il possède à conserver son pouvoir d’agir en dépit des contraintes variées qui lui sont extérieures qui fait que la compétence s’exprime avec plus ou moins de pertinence. Ce n'est pas par intelligence qu’il agit, c'est par une appétence qui l’incite à choisir tels comportements plutôt que d’autres ; son désir génère un flux d’informations, une activité cognitive, une sorte « d’influx », une impulsion dirigée vers le passage à l’action. À côté de lui, son collègue (avec la même qualification, dont la rémunération est identique) reçoit des remarques d’un client qui le déstabilisent et le mettent en difficulté ; les erreurs ou les hésitations qui en découlent dégradent la qualité du service et contraignent le chef de salle à intervenir. Se pose alors la question de sa compétence, de l’adéquation de son profil aux exigences du métier ou bien de l’insuffisance du soutien et de l’accompagnement de la part du responsable du restaurant.

Faire évoluer ses compétences en permanence

Développer une compétence nécessite de faire le lien entre ses capacités personnelles et les caractéristiques de la situation. Il faut que la situation présente un intérêt, un enjeu aux yeux de la personne, pour mettre sous tension cette dernière. Car, comment être compétent sans envie ? Lorsqu’il y a résonance, l’énergie intérieure de la personne s’allie avec les forces extérieures, avec les ressources de l’environnement. La compétence repose sur l’expérience d’une « révélation intérieure » et sur un état de conscience différent de l'état de conscience ordinaire. Elle ne se limite pas au but à atteindre, à la réalisation de la performance, mais suppose une attitude réflexive à propos de la situation de travail (objectif, prise d’informations sur l’environnement et les moyens disponibles). On ne peut pas dire que quelqu’un est compétent comme si c’était une vérité définitive, un attribut de la personne : chacun évolue en permanence de l’incompétence à la compétence en s’adaptant aux situations concrètes ; la valeur professionnelle de quelqu’un peut se mesurer à la manière dont il réagit aux modifications du contexte de travail. La compétence est un processus de progrès continu, où chaque individu va régler le rythme de remise en question de ses pratiques ; elle est comme une enveloppe qu’il faut ouvrir ou déchirer pour mettre à jour et renouveler ses ressources et ses manières d’agir.

Le monde bouge, évolue et des mutations en tous genres transforment les métiers ; nos compétences doivent s’adapter rapidement pour tenir compte des innovations de plus en plus disruptives des organisations. Il en va de la pérennité de notre société et de nos moyens de survie.
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*Savoir-être : ils constituent un ensemble de manières d’agir et de capacités relationnelles utiles pour interagir dans le contexte de travail.

*La résonance cognitive apparaît lorsque les pensées, les croyances, les émotions et les attitudes d’une personne s’accordent. La personne ressent un sentiment d’efficacité personnelle, parce qu’elle agit en harmonie avec ses idées, ses valeurs, ses croyances. Ce qu’elle fait est en accord avec ce qu’elle est.

Voir aussi, Rosa Hartmut, « Résonance - Une sociologie de la relation au monde », Paris, La Découverte, 2018

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