Nombreux sont les ravages occasionnés dans les entreprises par cette émotion qu’est la peur. De tous les managers que j’ai eu l’honneur de rencontrer, il en est un qui retient mon attention en raison de la place centrale occupée par la peur dans ses comportements. Chef de rayon dans un hypermarché, son cas va servir de fil conducteur. Il s’agit de mettre en exergue les dérives d’un management fondé sur la peur et surtout de montrer que cette émotion est largement plus présente qu’on ne le croit ou qu’on ose le dire.

La peur de déplaire à la hiérarchie

La peur de ne pas être en mesure de trouver un emploi comparable ailleurs, en l’occurrence parce qu’il est autodidacte, nourrit sans doute le sentiment de dépendance du chef de rayon à l’égard de l’entreprise et donc sa peur de déplaire. C’est pourquoi il interprète de manière stricte les normes internes, il ne s’aventure jamais à contrer les opinions de ses supérieurs hiérarchiques, il s’emploie à arriver tôt et à partir tard…

La peur de ne pas être reconnu comme le chef

Dans la relation aux membres de son équipe, le chef de rayon ressent la peur de ne pas être considéré comme le personnage central et incontournable du rayon. Si bien qu’il fait le choix de ne pas avoir d’adjoint (contrairement à la majorité de ses pairs) – pour éviter tout risque d’ombrage – ou encore de ne pas donner d’informations claires et explicites – pour rester indispensable –. Quand on a peur de ne pas être perçu comme le leader légitime, on peut être amené à creuser autour de soi pour tenter de donner de la hauteur à sa stature.

La peur de générer des jalousies

Le chef de rayon évite toute délégation ciblée par peur de créer des tensions ou des jalousies : « Je préfère que chacun sache un peu tout faire plutôt que de donner des responsabilités supplémentaires à certains. » Différencier son management en fonction des collaborateurs c’est s’intéresser à leurs talents et à leurs attentes, et donc se mettre à leur niveau. Ce qui n’est guère envisagé, à tel point par exemple que notre chef de rayon ne prend jamais le café avec son équipe. De même, il évite toute prise en compte des demandes personnelles des collaborateurs, refusant notamment le moindre arrangement horaire : « Si j’accepte une fois, c’est la porte ouverte à des changements incessants. » Qu’il s’agisse des situations professionnelles ou hors professionnelles, c’est au nom du principe d’égalité que le chef de rayon justifie la non-différenciation de son management. Quand l’égalité devient une fin en soi, il ne s’agit plus selon Alexis de Tocqueville d’un principe mais d’une « passion ». On tombe dans l’égalitarisme qui interdit toute adaptation : même chose pour tous, donc rien d’adapté… pour tous.

La peur de se confronter aux points de vue des autres

Quel que soit le sujet, le chef de rayon décide sans consulter son équipe. À titre d’illustration, il relate avec fierté l’installation d’un frigo d’appoint derrière le stand : « Je suis un homme de terrain. Je connais donc bien les besoins des employés ». Pourtant, ce frigo n’est quasiment pas utilisé par des collaborateurs considérant que le manager aurait dû prendre la peine de les questionner sur leurs véritables besoins. Or, la peur de la confrontation des idées conduit le chef de rayon à penser le progrès pour son équipe, et non avec elle. Il assure des réunions en mode monologue, donnant des informations générales et déliées qui n’intéressent pas vraiment les employés mais qui lui permettent d’éviter les échanges sur les sujets sensibles tout en se donnant bonne conscience par rapport à son devoir d’information.

Résultat : le chef de rayon travaille 70h par semaine. Il est le seul à détenir certaines compétences techniques et informations utiles. Sans lui, le rayon ne peut pas fonctionner. Avec lui, il fonctionne mal.

La peur est partout

Si ces comportements défensifs existent, c’est qu’ils sont cautionnés, voire encouragés par la hiérarchie supérieure. Là encore, la peur est un élément explicatif central. Face à la crainte d’un manque d’engagement des employés, la présence des petits chefs autoritaires rassure. Ils font le sale boulot. Et leur manque d’envergure et de prestance permet à la hiérarchie supérieure de paraître humaine ou du moins légitime, par simple effet de contraste.

La description de la situation est un brin caricatural. Mais c’est aussi par la caricature qu’on accède au discernement des réalités plus subtiles. Car, dans notre quotidien, la peur de voir sa légitimité remise en cause, la peur d’être exclu d’un projet, la peur d’être mal apprécié ou encore la peur des conflits supporte tant de comportements et de prises de décision. En toute circonstance, il importe de s’interroger sur le poids des émotions chez soi et chez les autres, et tout particulièrement de cette émotion de peur qui présente la vertu de prévenir les dangers mais l’inconvénient majeur de souvent dégrader la qualité des relations humaines. La peur génère la défiance quand le travail collaboratif suppose la confiance, c’est-à-dire la croyance en l’idée que l’autre ne va pas user de sa liberté à notre détriment. Identifier et comprendre nos peurs et celles des autres représente ainsi un passage nécessaire pour éviter les malentendus et nous aider à adopter une posture appropriée.

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