Trois amis sont attablés à une terrasse de café, savourant la douceur de l’Été Indien, en se racontant leurs nouvelles. Cristina Radulescu et Guillaume Jaffrès donnent la répartie à Guillaume Rosquin.

Guillaume R ‒ Ah tiens, figurez-vous que mercredi je suis allé faire une reprise d’équitation. J’avais lu que c’est bon pour les nerfs, et j’avais envie de voir ce qu’il me restait de mes trois années de cours au lycée. Je craignais, comme on le dit de Platon, de souffrir d’hippotuphia (ἱπποτυφίᾳ, orgueil excessif) mais en fait l’animal m’a donné une sacrée leçon d’humilité ! Et puis, comme le verbe manager vient du français manéger, je voulais me rendre compte de ce que c’est réellement de manéger. L’animal semblait l’avoir deviné car à un moment il s’est arrêté de lui-même devant un grand miroir dans un coin du manège, comme s’il voulait que nous nous contemplions ensemble, réalisant notre équipage. Et donc ça m’a fait l’effet d’un taxi : j’étais son passager et il était le chauffeur du taxi, allant là où je le lui demandais, pour autant qu’il en était d’accord, avançant ou s’arrêtant sur mes demandes, mais aussi selon son bon vouloir.

Cristina ‒ Moi je ne peux pas comparer. Je ne connais pas l'équitation et j'ai peur des chevaux !

Guillaume R ‒ En effet, on peut dire que le rapport entre manéger et manager est moins évident depuis que les déplacements ne sont plus hippomobiles. Le cheval est moins commun dans notre environnement. Mais cette notion de peur est intéressante car je la crois liée au manque de contrôle sur le comportement de cet être, par comparaison avec un engin tel qu’une voiture automobile. En effet, si nous nous déplaçons dans les villes sans crainte, c’est parce que nous croyons nos congénères contrôlés par des normes sociales. Et lorsque ceux-ci ne le sont plus, nous en avons peur. Imagine une entreprise où les employés seraient incontrôlés : leurs managers n’en auraient-ils pas peur ?

Guillaume J ‒ On parle pourtant de chevaux pour les moteurs, et de chevaux fiscaux pour les automobiles. Pense-t-on être en mesure de mieux manager un appareil qu’un humain ? De là à dire que cela nous conduirait à mettre des caisses automatiques dans un magasin, il n’y a qu’un pas.

Guillaume R ‒ Pour les moteurs il s’agit du cheval-vapeur qui vaut 736 Watts en France (et 746 W au Royaume-Uni) pour pouvoir comparer les différents modes de motorisation au XIXe siècle. Le « cheval fiscal » y ajoutant le degré de pollution du moteur. Et donc, en effet, un appareil n’est pas censé avoir des « états d’âme », des émotions, des volontés propres, des besoins de reconnaissance, des risques d’erreur, qui échappent à la volonté de son manager. On appuie sur un bouton et ça fonctionne, ça ne risque pas de se plaindre ou de se mettre en grève. D’où non seulement les caisses automatiques, mais aussi tous les robots dans les usines, « dressés » pour des tâches qui sont accomplies avec une totale docilité. Ces machines sonnent le glas du métier de manager, ces travailleurs automatiques n’ont pas besoin de « cavaliers ». On met même au point des taxis automatiques.

Guillaume J ‒ Le fait est que ces travailleurs automatiques ne sont plus pilotés par des salariés mais par leurs clients pour ce qui est des caisses. La place de l’automatisation des tâches repense la place de l’humain dans l’organisation de la société mais j’ai l’impression que l’évolution matérielle va plus vite que l’évolution de cette pensée.

Guillaume R ‒ C’est exact, il y a encore le passager client du coche, mais il n’y a plus ni cocher ni chevaux. Donc les fonctions du travailleur et du manager disparaissent. Ce qui devrait nous conduire à une société de bourgeois où chacun possèderait ses robots-travailleurs et serait rentier. Au lieu de choisir un métier comme activité, nous serions tous administrateurs d’entreprises automatiques, des gestionnaires. Il n’y aurait plus le choix de son occupation productrice de valeur (d’après Marx), nous n’aurions plus que des tableaux à lire et des décisions à prendre.

Guillaume J ‒ D’où la question de la rémunération de la tâche. On attribue une rémunération à celui ou celle qui guide le client vers la machine. Mais quand c’est le client qui travaille, non seulement il paie pour ce qu’il achète mais personne ne le rémunère pour sa tâche. Est-ce que le bénévolat est une des conséquences de cette automatisation ? Doit-on trouver de nouvelles occupations pour rendre utile l’humain et le rémunérer ?

Guillaume R ‒ Si on parle ici des caisses automatiques, c’est une étape intermédiaire : à terme on fera tous nos courses sur Internet, des robots prépareront notre caddy, et des camionnettes automatiques l’apporteront chez nous, avec bien sûr un monte-charge connecté.

Guillaume J ‒ Il n’y a pas que les caisses automatiques. Beaucoup d’enseignes ne rémunèrent pas le client pour le montage de leurs produits.

Guillaume R ‒ C’est parce que le client doit s’équiper d’un robot-monteur.

Guillaume J ‒ Oui mais on demande aux gens de travailler contre rémunération. Cela questionne la pertinence de l’emploi et sa réelle utilité dans la société et de qui exécute le travail réel.

Guillaume R ‒ Dans cette société de bourgeois-gestionnaires, l’emploi ne produit plus rien, il ne fait qu’administrer, choisir, organiser, distribuer les commandes d’achat, rationaliser sa production (celle de ses robot-travailleurs). Si on vend encore des équipements à monter soi-même, c’est pour diminuer le prix de vente, ou augmenter les marges.

Guillaume J ‒ Les gens qui travaillent pour la conception du produit jusqu’à sa réalisation sont peu ou pas rémunérés, or il y a toute une classe d’emplois et de fonctions entre la fabrication et l’utilisation qui en tire un bénéfice. Or, la crise du Covid et la multiplication des cas de burn-out ont provoqué une grande vague de démissions car de nombreuses personnes employées ne comprenaient plus le sens de leur emploi.

Guillaume R ‒ En effet, tout le modèle économique de Marx devient obsolète, tout en montrant son exactitude par le besoin émergent de gens voulant retourner à une activité réellement productrice d’une valeur à la fois tangible sur le plan humain (nourriture, soin de la personne) mais aussi spirituelle par un besoin d’estime de soi. Bien peu de gens trouvent de l’intérêt à une activité de pure gestion. Le management peut compenser cela par sa dimension de relation humaine qui peut être chaleureuse, affectueuse.

Guillaume J ‒ Le problème est que cette dimension humaine dans la relation en entreprise, pleine de bonnes intentions au départ, est faussée par le lien hiérarchique et de subordination. Elle sera difficilement sincère et peut vite être utilisée à mauvais escient par les uns au détriment des autres pour servir l’accomplissement de sa propre tâche.

Guillaume R ‒ En effet, si dans l’équitation de loisir il n’y a pas d’enjeu pour le cavalier-manager, et que celui du cheval-travailleur est surtout de se passer de travailler, dans une entreprise il y a un rendement à assurer, ce qui stresse tout le monde. C’est un concours hippique permanent. On passe son temps dans une compétition qui se renouvelle chaque jour. C’est épuisant.

Guillaume J ‒ Ce qui peut être épuisant aussi, c’est la compétition dans la compétition, un objectif commun et des objectifs individuels agissant aux bénéfices de certains mais usant les autres. Beaucoup de managers utilisent le personnel comme une ressource, au même titre que l’eau, le bois, le minerai. Or, on sait tous qu’une ressource n’est pas inépuisable.

Guillaume R ‒ C’est là où le rôle de manager devient à tort celui d’un gestionnaire, car on oublie qu’il consiste en une qualité de relations personnelles, une confiance mutuelle, un savoir-faire pour choisir les passages à prendre. Le cavalier-manager se met à traiter sa monture comme si c’était un véhicule automobile qui n’a besoin que de carburant pour avancer. Et c’est en cela que je crois que la fin de la motorisation hippomobile, la disparition du cheval de nos environnements communs, nous a fait oublier l’essence du management.

Guillaume J ‒ Cela questionne la compétence du manager. On demande à tout directeur d’être manager, aux gestionnaires d’être managers, à toute personne ayant un rôle un peu hiérarchique d’être manager. Comme si manager était aussi simple que monter un meuble en kit, quelque chose que tout le monde peut faire. Le management est pourtant bien plus complexe. Il traite de l’humain et ne doit pas détourner ceux qu’il pilote (ou manège) du sens et de la finalité réels de leur travail. Finalement, même si notre monde est rempli de managers, peu de personnes, malgré des formations, des informations, peuvent l’exercer dans le sens premier que vous donnez.

Cristina ‒ Si la peur semble être un tremplin vers une gouvernance collective, alors j'invite les managers à avoir peur ! Les chevaux semblent m'avoir aussi donné une leçon inaperçue.

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