Il y a quelques jours, L’Ecole du Recrutement a fait un sondage sur Linkedin et a demandé si le recrutement était une science ou un art ou les deux ou aucun des deux.

En voilà une excellente question !!

Dans mes différentes publications, je mets souvent l’accent sur le fait que recruter est un vrai métier qui doit être pris au sérieux et traité – enfin ! - avec la rigueur et la méthodologie qu’il mérite. Aussi, on pourrait aisément croire que je me range, et ce sans le moindre doute, dans le camp de ceux qui soutiennent que le recrutement est une science. Mais ce serait aller beaucoup trop vite en besogne !

Certes, je m’insurge régulièrement contre la manière dont le recrutement est encore trop souvent pratiqué en France et tout particulièrement contre le primat du « fameux » feeling et la prégnance de l’entretien non structuré [1].

Aussi, j’ai tendance à insister, parfois lourdement, sur la nécessité de professionnaliser et de structurer au maximum les processus de recrutement afin d’atténuer au maximum l’impact des biais cognitifs ainsi que du bruit [2] et de tendre vers le recrutement le plus objectif et équitable possible.

Structurer davantage son processus de recrutement permet, en effet, d’architecturer de manière plus précise la sélection, l’évaluation ainsi que le choix des candidats à embaucher et « rationalise » en quelque sorte la démarche.

Mais même si je mets sciemment en exergue une vision très processée du recrutement que certains pourrait qualifier de « scientifique » ou quasi scientifique, le recrutement n’est pas et ne sera jamais pour moi une science. Il s’agit d’un processus éminemment humain et donc éminemment imparfait.

Vouloir faire du recrutement une science exacte est inexorablement voué à l’échec. Il n’y a, en effet, pas plus irrationnel que de vouloir rationaliser le recrutement, les échanges entre candidats et recruteurs, la vie quoi…

S’il est indispensable et nécessaire que le recrutement se professionnalise, se structure, gagne en maturité et tende vers plus de structuration et de méthodologie, cette professionnalisation ou « montée en gamme » ne doit pas se faire au grand dam du réel.

Et le réel c’est que le recrutement ne peut totalement faire fi de l’intuition et des émotions.

Pour étayer mon propos, je m’appuie sur l'ouvrage « L'Erreur de Descartes : la raison des émotions » publié en 1994 par le neurologue Antonio Damasio. Dans ce livre, l’auteur y décrit le cas de plusieurs patients (tout particulièrement celui de Phineas P. Gage) souffrant d'un type bien spécifique de lésions cérébrales leur permettant de conserver toutes leurs facultés intellectuelles mais leur ayant fait perdre en partie ou totalement leur capacité à ressentir des émotions.

Etonnamment, alors qu’on pourrait se dire que ces patients, "débarrassés" du poids de leurs émotions et de leurs affects, vont tenir des raisonnements purement rationnels et vont ainsi prendre de meilleures décisions, il n’en est rien. Que nenni…

Dans les faits, c'est exactement l'inverse qui s'est produit. La capacité de ces patients à prendre des décisions a gravement été perturbée. Privé de leurs émotions, ces patients ne sont plus parvenus à prendre des décisions logiques, judicieuses et pertinentes pour eux.La conclusion qu'en tire A. Domasio c'est qu'il est illusoire de prétendre séparer raison et émotions et que l'un ne va clairement pas sans l'autre.

" L'expression et la perception des émotions font sans doute partie intégrante des mécanismes de la faculté de raisonnement. "Nos affects et nos émotions sont ainsi indissociables de notre capacité à prendre des bonnes décisions.

Un recruteur sous couvert de science et d’objectivité ne doit donc pas s’atteler à supprimer purement et simplement toutes ses émotions de son processus de recrutement. D’une, il en serait totalement incapable et de deux, cela ne lui permettrait pas de prendre de meilleures décisions à savoir choisir le « meilleur » candidat pour ce poste précis au sein de cette organisation.

Prétendre que le recrutement est une science revient ainsi indiscutablement à nier le réel et la réalité des êtres humains.

Une des réalités c’est qu’un entretien de recrutement comporte indéniablement une part de mise en scène et de « jeu de rôle ». Se sachant observés, analysés et évalués les candidats ne peuvent pas être totalement « naturels » et sont donc forcément dans l’affichage. Ils modifient ainsi leur comportement en fonction de ce qu’ils croient devoir montrer aux recruteurs afin d’apparaître sous leur meilleur jour et de décrocher le poste convoité.

Les données récoltées sur les candidats ne permettent donc d’accéder qu’à ce que ces derniers montrent d’eux même et non à ce qu’ils sont.

Cela me fait penser au roman L’Insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera et plus particulièrement aux propos de Sabina, héroïne tchèque ayant grandi dans la Tchécoslovaquie communiste : « Dès lors qu’il y a un témoin à nos actes, nous nous adaptons bon gré mal gré aux yeux qui nous observent, et plus rien de ce que nous faisons n’est vrai » […]. Avoir un public, penser à un public, c’est vivre dans le mensonge »

Un recruteur n’est pas un mentaliste et ne saurait donc en l’espace d’un processus de recrutement tirer des conclusions définitives sur le candidat assis en face de lui et prétendre le connaître, l’avoir compris et avoir identifié à coup sûr l’adéquation de son profil, de sa motivation, de son parcours professionnel avec le poste à pourvoir.

Il faut avoir l’humilité de l’admettre et de le reconnaître. « Un être humain se réduit aussi peu à ce qu’on voit de lui à un instant T qu’un film se résume à une photo » pour reprendre la formule d’Arnaud Tonnelé.

De plus, une autre réalité, c’est que l’Homme est un être singulier et « infiniment variable et instable » selon les mots de Dante.

Feindre d’ignorer cette « instabilité » est une hérésie tant cette instabilité est profondément logée aussi bien chez le candidat que chez le recruteur lui-même.

C’est d'ailleurs cette « rencontre humaine » médiatisée par des techniques et outils qui fait précisément tout l'intérêt et « le sel » du métier de recruteur.

Alors certes, comme je l’écris souvent, un recruteur doit avoir à cœur de structurer et de processer son activité de recrutement en s’appuyant sur des outils et davantage de rigueur et de méthodologie (entretien structuré, grilles d’évaluation…) afin de tendre vers le recrutement le plus objectif possible mais il doit surtout veiller à ce que ces outils, au sens large, ne deviennent pas le lit de Procuste de son professionnalisme c'est à dire de son art.

Car oui, le recrutement n'est pas une science, c'est un art !

[1] alors que l’entretien structuré affiche un taux de 14% de prédictibilité de réussite d’un candidat dans son futur poste selon la méta-analyse de référence sur le sujet reposant sur 85 années de recherches et d’études : The validity and utility of selection methods in personnel psychology: Practical and theoretical implications of 85 years of research findings de Schmidt, Frank L.; Hunter, John E. (1998), Psychological Bulletin, Vol 124(2), 262-274

[2] Noise, Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter - Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass R. Sunstein |Editions Odile Jacob

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