Lorsqu’un salarié perçoit le système de récompenses-sanctions comme un moyen de contrôle, sa motivation dite « extrinsèque » le pousse à agir en stratège. L’objet de cette tribune n’est pas de revenir sur ce type de motivation qui peut aboutir à des comportements individualistes ou contre-productifs mais de s’intéresser à la motivation dite « intrinsèque » qui fait qu’un salarié s’engage de façon volontaire et spontanée dans une activité en raison de l’intérêt et du plaisir qu’il y trouve. On parle habituellement de motivation intrinsèque au singulier. Ne serait-il pas plus juste d’utiliser le pluriel ? Nous suggérons l’existence de trois niveaux de motivation « intrinsèque » qu’une Direction d’entreprise aurait tout intérêt à connaître et reconnaître.

1er niveau de motivation intrinsèque : l’objectif est atteint dans le respect des processus définis.

Le salarié ne se contente pas de faire son travail de manière minimaliste. Sans pour autant prendre des initiatives hors cadre, il fait preuve d’enthousiasme et de volonté de bien faire. Cette motivation est évidemment précieuse pour l’entreprise, mais, au fond, le salarié ne fait que réaliser ce qui est plus ou moins prévu par l’organisation.

2ème niveau de motivation intrinsèque : l’objectif est atteint mais au moyen d’une transgression des normes dominantes.

Par transgression, nous entendons tous les comportements et microdécisions qui s’écartent des règles et habitudes de fonctionnement de l’organisation. Les pratiques transgressives sont positives dès lors qu’elles sont motivées par le souci d’utiliser une combinaison de ressources jugée plus pertinente pour atteindre l’objectif visé par la norme. Trop souvent perçues par une Direction d’entreprise comme une atteinte portée à sa légitimité [1], les déviances positives témoignent en fait d’une réappropriation du projet que la norme est censée servir. C’est la motivation intrinsèque de second niveau qui permet précisément au salarié de prendre le risque de transgresser l’ordre établi quand il le juge nécessaire.

À titre d’illustration, il y a quelques années, un chef de rayon d’un hypermarché se distinguait de ses collègues dans la façon de gérer ses têtes de gondole en prenant la liberté de négocier avec des fournisseurs locaux au lieu d’appliquer de manière systématique les opérations commerciales proposées par le siège. La motivation intrinsèque du manager était intimement liée à l’intérêt qu’il portait aux clients, au territoire et à la performance de son rayon. Bien que donnant à la fois de bons résultats et du sens à son travail, son initiative hors cadre n’était guère accueillie par sa hiérarchie qui préférait mettre son attention sur les rares opérations aux résultats timorés plutôt que sur les nombreux succès. Ce n’est que bien des années plus tard que la Direction a décidé d’encourager la pratique du chef de rayon, après avoir compris la montée des attentes des clients en termes de produits locaux. Perdant son caractère transgressif, cette pratique commerciale est alors devenue la norme…

3ème niveau de motivation intrinsèque : le salarié agit librement en dehors de toute fixation d’objectifs.

Personne ne lui a rien demandé, et pourtant le salarié prend la liberté de mener un projet utile et fait comme s’il en avait la responsabilité. La motivation intrinsèque s’assimile ici à ce que Bergson [2] appelle « la joie du créateur », le philosophe soulignant quel’essence de l’être humain est « de fabriquer des choses et de se fabriquer lui-même ». Ce troisième niveau de motivation intrinsèque, plus rare d’accès, est probablement le plus humanisant. Plus encore que la liberté des choix (de travail), il révèle fondamentalement la liberté d’être soi (au travail). C’est par exemple un employé dans un établissement de santé qui suggère la création d’un service spécifique aux personnes fragiles et joue un rôle fédérateur en mobilisant des ressources internes et externes. Comme toute action innovante, il ne s’agit pas d’une initiative isolée mais d’un projet qui prend racine dans un réseau de personnes que l’innovateur s’est attaché à construire. La motivation intrinsèque n’émerge pas un beau matin mais s’inscrit dans une temporalité. Deux éléments favorisent selon Bergson cette liberté créative : le bouleversement des habitudes et le fait d’être moins soumis à la hâte et à l’urgence. On comprend l’intérêt pour une Direction de prévoir des moments de rupture par rapport au quotidien, en organisant par exemple des séminaires ou des « vis ma vie ». On comprend aussi l’intérêt de stopper cette tendance taylorienne à la chasse aux temps morts, en encourageant les espaces de discussion informels et conviviaux libérés du diktat de l’horloge.

Sources de performance durable, les motivations intrinsèques méritent d’être accueillies plutôt que bridées par un formalisme excessif. Au niveau de la fonction RH, on peut par exemple se questionner sur l’usage de certains outils, comme les fiches de poste et les entretiens d’évaluation, qui peut enfermer les salariés dans des cases étroites et donc émousser leurs motivations.

[1] Alter N. (2005), L’innovation ordinaire, PUF.

[2] Bergson H. (1993), La pensée et le mouvant, PUF.

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