Au début des années 2000, un des grands sujets émergents était le management à distance [1] . La généralisation d’internet comme outil de travail tout comme l’éclatement des organisations posaient ce problème inédit à la pratique managériale. Après la pandémie et les changements induits dans les attitudes au travail, et alors que beaucoup d’institutions imposent de nouvelles règles sur l’utilisation du télétravail, la question est bien différente aujourd’hui ; il ne s’agit pas de savoir manager à distance mais plutôt d’apprendre à manager en présentiel : si l’on se retrouve en présentiel deux jours par semaine, que doivent être ces deux journées, comment les organiser, les manager ? Pour être plus tendance, que doit être l’expérience de chacun et chacune quand il ou elle se retrouve au bureau, avec d’autres personnes, appelées collègues, dans des temps plus anciens. Trois principes au moins peuvent aider les managers à gérer la situation.

Principe 1 : Manager en présentiel ce n’est pas revenir au management d’avant

Le premier risque, de retour au bureau après la banalisation et la généralisation du télétravail par exemple, c’est de considérer qu’il s’agit de simplement revenir à la normale, de ne rien faire de particulier, de considérer que tout se fait tout seul, comme si la distance n’avait été et ne continuait d’être qu’une parenthèse, semblable à un déplacement professionnel, un court arrêt maladie, voire des vacances.

Mais encore faut-il savoir ce que l’on entend par « le normal d’avant » : ce n’est pas simplement aller au boulot, cela renvoie à des représentations un peu plus fines et subtiles. Quand on pense au travail normal, à celui d’avant - et le plus souvent celui d’avant le télétravail -, c’est se retrouver hors de chez soi, dans un même lieu, avec les mêmes gens et pour longtemps : le lieu, le temps, l’action mais aussi les partenaires vous sont imposés.

Cet « avant », c’est celui où toute autre forme de travail serait une exception, une expérimentation, un possible forcément provisoire quand il survient. Le télétravail est alors l’exception à un mode de fonctionnement habituel, une concession, un avantage accordé, un moyen de pallier certaines difficultés ou impossibilités de ne pouvoir travailler « normalement ».

Le management « d’avant » c’est une vision assez claire d’un rôle et d’un ensemble de tâches et de missions. On peut s’en faire une image concrète. C’est une perspective de carrière, un mode de rétribution, une opportunité stratégique, une expérience bien concrète à refuser ou à espérer.

Evidemment, manager en présentiel aujourd’hui est différent. On ne revient pas à avant : souvent les entreprises ont profité de ce temps de télétravail pour revoir l’organisation des bureaux, optimiser leur utilisation et en diminuer le coût ; le télétravail n’est plus une exception mais une pratique considérée comme un mode de travail « normal » et la plupart des managers n’ont pas de modèle très clair pour assumer leur rôle et leur mission dans un contexte moins cadré.

Principe 2 : Les nouvelles relations de travail, ça se travaille

Ne pas imaginer que le management en présentiel n’est aujourd’hui qu’un simple retour à un management antérieur, c’est donc prendre le thème à bras-le-corps et ne pas seulement laisser faire. La question des nouvelles relations de travail en présentiel se pose, quand celui-ci devient optionnel, irrégulier, quand ce n’est plus la norme mais une option, la plupart du temps, choisie. Si les relations, ça se travaille, on gardera au moins trois points d’attention pour se guider.

Le premier consiste à revoir ses modes de communication et de collaboration. Quand on se retrouve en présentiel, il est important de ne pas le transformer en du « zoom/teams » physique, il faut limiter les présentations verticales, développer la relation interpersonnelle, le travail en atelier. Il faut sortir des ordres du jour trop précis (qui conviennent très bien aux réunions à distance), pour favoriser les séquences d’échange, de réflexion collective, de créativité ou de résolution de problème. Travailler les relations requiert d’être plus sensible à l’aspect émotionnel des relations de travail avec les craintes, incertitudes, inconforts qui peuvent survenir quand des personnes ont perdu l’habitude de travailler et d’être en relation de cette manière. Les longues périodes de télétravail ajoutées à la « décentralité » [2] du travail dans l’existence ont le plus souvent déplacé les équilibres entre travail et hors-travail en accroissant les dynamiques de débordement du hors-travail sur le travail. En conséquence, l’attention à chacun doit être plus grande, comme s’il s’agissait de recréer des relations plutôt que de les reprendre.

Le deuxième concerne, comme pour le management à distance, la nécessité de réimaginer de la proximité, sous des formes plus ou moins artificielles, ou à réinvestir des séquences de proximité qui avaient pu tomber dans la routine : c’est le cas des entretiens annuels, des rencontres inopinées, des événements de formation ou de grandes conventions, voire même du réaménagement des bureaux de façon à ce que les personnes se rencontrent forcément quand elles s’y trouvent. Je remarque que dans les conventions organisées en ce moment, parfois la première depuis trois ans, si les personnes ont du plaisir à se retrouver il n’est pas suffisant de leur proposer des activités ludiques mais il faut aussi rendre concret ce sens d’appartenance à une communauté de travail.

Le troisième point d’attention a trait aux rituels. Ils sont universels, dans toutes les cultures, toutes les sociétés et à toutes les époques, même s’il y a toujours un certain orgueil à se moquer des rituels des autres. Les rituels c’est un dispositif original qui symbolise ce qui est partagé : ils rassurent et soudent ceux qui y participent ; mieux que cela, les rituels transmettent le message implicite qu’il existe quelque chose en dehors, au-delà de ceux qui y participent. Quand les rencontres sont rares, quand les modes de vie sont bousculés et incertains, le sens du partage et la référence à quelque chose de commun devient indispensable. Créer, et surtout entretenir, des rituels n’est pas simple : ces rituels ne répondent pas forcément à des attentes, ils requièrent une certaine authenticité, ils doivent perdurer et obligent donc ceux qui les instituent.

Principe 3 : Le travail, ça s’apprend

Le management en présentiel n’est pas qu’un problème de manager ; si elle doit manager différemment, c’est aussi à chacun d’apprendre ou réapprendre à travailler en présentiel. Loin des yeux, loin du cœur : on a pu remarquer, à force de télétravail, que l’engagement dans l’entreprise a tendance à décliner même si les liens au management demeuraient vivaces mais plus concrètement, l’idée d’un projet collectif voire l’utilité concrète d’un travail sont moins clairs et évidents quand le travail se réduit à des écrans de tableur et des fonds d’écran floutés au fil de réunions extraordinairement cadrées.

Il n’est donc pas inutile d’en revenir aux bases, à l’utilité même du travail. Si les institutions ont une raison d’être - c’est-à-dire qu’elles doivent délivrer à l’extérieur d’elle-même un produit ou un service, une utilité pour quelqu’un -, il est nécessaire de revenir au fait que l’activité de chacun contribue à un projet collectif, à une raison d’être. En revenant au management en présentiel il est nécessaire de trouver les moyens appropriés de remettre cette utilité du travail de chacun au cœur du village même si personne ne le demande, même si personne ne semble en avoir que faire.

Le travail c’est aussi de la collaboration, du travail avec d’autres ; il exige donc un certain sens de la communauté si l’on entend par là le sentiment d’appartenance à un groupe d’individus concernés les uns par les autres et qui doivent prendre soin les uns des autres. Certains disent que ce sens de la communauté aurait décru de 37% pendant la pandémie [3] .

Pour ce faire, il est nécessaire de se rencontrer, de faire quelque chose ensemble, de sans cesse revenir aux différentes catégories de personnes concrètes que l’activité est censée servir : des clients, des fournisseurs, des collègues, des proches extérieurs à l’entreprise, la société environnante au sens large. Le travail c’est aussi cette contribution concrète, surtout quand la distance, avec l’individualisation du travail qui l’accompagne, tend à le faire oublier.

A ce discours sur le travail, certains répondent que les attentes des salariés sont ailleurs, que les tendances profondes des nouvelles générations ne vont pas dans ce sens. Les vraies questions concerneraient le bien-être, la flexibilité du temps de travail, le souci de vivre au mieux dans son petit havre de paix personnel en parfaite conformité avec la pureté de ses valeurs personnelles. C’est sans doute vrai puisque les intellectuels le disent mais les dirigeants, managers, professionnels ne sont pas des sociologues ou des experts du lendemain de chaines d’information en continu : ils ont tout simplement la responsabilité de faire tourner les boutiques. On s’est aperçu de leur importance pendant les confinements et il n’est pas impossible que l’on en mesure encore l’utilité quand les chaînes logistiques continueront de se détériorer, quand les pénuries provoqueront des effets de domino perturbateurs, quand la remise en question profonde de nos modes de vie transformera rapidement et profondément les réactions de chacun, comme on avait déjà pu le percevoir à l’arrivée inattendue de la pandémie.

Alors il sera sans doute prudent de prendre au sérieux la gestion du travail, la qualité de l’expérience de chacun au travail, l’opportunité d’un management en présentiel revisité pour préparer les capacités collectives de demain.


 

[1] Voir la chronique de l’auteur sur ce même site en décembre … 2000 !

[2] Nous voulons dire par là que si le travail était central dans l’existence il y a quelques décennies, il l’est beaucoup moins aujourd’hui et les débordements du hors-travail sur le travail sont beaucoup plus fréquents.

[3] Porath, C, Pineyro Sublett, C. Rekindling a sense of community at work. HBR.org, August 26, 2022

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