Quit, Big Quit, Silent Quit , il semble n’avoir jamais été aussi commun de quitter son emploi, sa profession, sa région d’activité. En fait, quitter son travail ne serait pas plus difficile que quitter son, sa ou siel partenaire, ses racines idéologiques ou religieuses, son pays, son genre, son âge : en ce qui me concerne, la décision est prise depuis longtemps de quitter l’âge que la société m’imposait sans le moindre respect de mon choix.

Mais est-ce si facile de quitter ? Ce ne serait pas l’avis d’Annie Duke dans son dernier ouvrage [1] où elle développe la difficulté d’une telle décision, dans le domaine conjugal ou professionnel, tout comme dans le domaine sportif quand on ne supporte pas l’idée d’abandonner un projet, au mépris parfois de la plus grande prudence : à cet égard elle sollicite beaucoup les histoires d’alpinisme, dans l’Himalaya en particulier, quand après des mois de préparation et des journées éprouvantes d’escalade avec peu d’oxygène, les alpinistes les plus chevronnés ne peuvent renoncer, à quelques mètres du sommet, alors que les conditions météorologiques ont changé et qu’ils n’ont raisonnablement plus le temps d’achever l’ascension et de redescendre en pleine sécurité.

D’après Annie Duke, nos sociétés et nos réactions courantes valoriseraient plus la persévérance et la ténacité de ceux qui s’accrochent à un but, un projet ou un objectif, comme si renoncer revenait à se mentir à soi-même et aux autres en révélant ainsi une faiblesse coupable. En prenant appui sur ces situations exceptionnelles où la plus saine prudence devrait conduire à « quitter », l’autrice suggère qu’il en va de même dans de nombreuses situations de l’existence, quand on ne voit que la perte de l’abandon sans mesurer les gains possibles d’un abandon. Elle redonne de la valeur à la décision de quitter, elle redore le blason de l’abandon en exaltant le courage de cette décision et sa rationalité bien comprise.

J’imagine les managers et responsables des ressources devant des thèses qui peuvent donner des idées à ceux que l’on aimerait retenir et enlever les craintes des hésitants au grand départ. Qu’ils se rassurent, personne ne lit ; plus sérieusement, ne serait-il pas intéressant de prendre à rebours quelques idées de l’autrice pour contrer le « quit » et le rendre le plus difficile. S’il existe des freins au départ ou à l’abandon, ils peuvent alors inspirer des pratiques managériales. Retenons au moins trois idées de l’autrice qu’elle utilise pour inciter à quitter mais que l’on peut retourner pour … retenir !

Posséder

Il serait plus difficile de quitter quand on a l’impression de posséder beaucoup, de s’être approprié une situation. Annie Duke souligne notre tendance à donner plus d’importance à ce que l’on a de manière certaine qu’à ce que l’on pourrait obtenir en quittant ; cela rejoint les principes de ma grand-mère avant chaque élection : « on sait ce que l’on a, on ne sait pas ce que l’on aura ». En fait c’est l’idée assez simple de notre aversion au risque ou à l’incertitude.

Sur un plan managérial, cela pose la question de savoir que faire pour que chacune et chacun ait l’impression de « posséder » plus son travail, sa pierre et sa contribution au projet collectif : c’est ce que les anglo-saxons appellent l’ownership. Mais l’appropriation est un problème avant d’être une solution, c’est ce qu’expriment les spécialistes du management en disant doctement qu’il faut donner, développer, instaurer l’autonomie dans le travail ! Si c’était si simple, s’il suffisait de bricoler une combinaison de motivation et de compétence pour que l’autonomie s’installe, au mieux des intérêts de l’entreprise et de chacun ! Tous ceux qui ont travaillé à la transformation des organisations se sont aperçu que la combinaison magique de motivation et de compétence ne demeure une bonne idée que dans les livres ou les formations management mais il est bien difficile de l’instaurer concrètement.

On peut alors suggérer deux autres petites idées, pas spectaculaires, qui n’apparaitront jamais au rang des tendances managériales révolutionnaires. La première, c’est que dans toutes les entreprises où s’observe une autonomie efficace, chacune et chacun sait situer son activité personnelle dans le cadre d’un projet collectif (s’il existe, évidemment). Voilà un enjeu premier et majeur pour les managers : sur un chantier ils ne tolèrent pas l’infraction à la règle du port du casque ; il devrait en aller de même ici : il n’est pas possible d’accepter que quelqu’un ne sache précisément comment son activité personnelle, ses tâches, son poste, contribuent au projet collectif. Et c’est vrai même si la personne n’en a rien à faire, si elle ne le demande pas ou si elle l’a déjà oublié plusieurs fois.

La seconde idée, empruntée aux théories du langage performatif, chez Austin par exemple, c’est de se rappeler que la parole engage, elle s’impose au locuteur. Quand vous dites « je te promets » ou « je t’aime » à quelqu’un, la situation n’est plus la même qu’avant de l’avoir dit. Questionner les personnes sur leur travail s’impose, obtenir leurs idées, leur vision, non dans une démarche d’enquête et d’audit mais simplement dans l’idée d’une relation humaine banale, celle où l’on montre de l’intérêt à l’autre. Pourquoi les managers ne le font-ils pas plus ?

Voir des opportunités

Un des freins à quitter son partenaire comme son travail serait, selon l’auteure de ne pas saisir les opportunités offertes par l’abandon, les rencontres nouvelles et tout ce que pourrait apporter une autre situation professionnelle ou affectivo-partenariale. Ces opportunités sont soit invisibles soit affectées d’un taux de probabilité que n’apprécie pas l’individu moyen.

On peut en tirer la conclusion que les sirènes du départ seraient moins séduisantes si le travail actuel laissait entrevoir des opportunités mais c’est loin d’être toujours le cas et ce, pour trois raisons majeures. La première tient à l’aplatissement des structures qui laissent entrevoir assez peu de parcours possibles pour l’avenir, sinon de se retrouver dans un nième projet. La seconde raison est plus fondamentale, elle tient au fait que quels que soient les discours, la gestion des ressources humaines est assez souvent à coût minimum. Nous ne parlons pas seulement du coût direct de la rétribution mais plutôt du coût du risque que la plupart des bons gestionnaires tentent de réduire : minimiser le risque c’est gérer à court terme, quitte à surpayer les compétences pour autant que l’on puisse aisément s’en débarrasser quand elles sont moins nécessaires. Gérer à court terme, ce n’est pas se préoccuper de montrer des opportunités pour le développement des personnes, c’est les retenir tant que nécessaire.

Une troisième raison, liée à la précédente, concerne le niveau de défiance croissant dans les relations entre employeur et employé. Les employés reprochent aux employeurs de vouloir les exploiter, en utilisant toutes les possibilités du droit du travail pour ce faire. On fait référence aux justifications curieuses pour terminer une période d’essai dont la durée a été fixée au-delà du nécessaire. Ainsi ils se méfient d’employeurs peu scrupuleux qui leur ont fait avec le poste offert le coup de l’appartement témoin, celui qui n’a qu’un lointain rapport avec l’appartement finalement construit. Quand aux employeurs, ils se méfient de salariés dont la parole est peu fiable et les CV truqués, ils leur reprochent des changements de comportement entre la fin du CDD et le début du CDI et ils enragent devant les arrêts maladie à répétition qui défient les lois de l’épidémiologie. Dans un tel contexte, il n’est pas aisé de proposer des opportunités et d’avoir la confiance de les saisir.

Développer les vertus du management

L’auteur de « Quit » semble regretter que la gnaque soit encore trop valorisée de nos jours dans de nombreuses situations de l’existence. Ce serait bon de rester, d’être fidèle, accrocheur, tenace et Annie Duke le remet en cause en montrant les effets délétères de la gnaque quand elle conduit à des impasses. Sans disposer des moyens de dire à la manière d’un sociologue de Café du Commerce si l’air du temps est à la gnaque ou plutôt à son contraire, on peut retirer de l’ouvrage de Duke l’idée qu’en bon management, il s’agit peut-être maintenant d’aller dans le sens de tout ce qui peut aider les personnes à développer une gnaque qui rendra leur départ plus difficile.

Il n’y a pas de recette magique pour que les salariés aient envie de rester mais on peut au moins garder trois principes de base à l’esprit, ou plutôt trois illusions dont il faudrait se défaire. La première c’est de vouloir répondre à de supposées attentes que les sociologues essaient de traquer à un tel niveau de généralité qu’elles ne disent rien de la petite situation locale qui est la vôtre. La seule certitude concernant les nouvelles comme les plus anciennes générations, c’est que dans cinq ans, ils auront cinq ans de plus : la question n’est donc pas de savoir comment s’ajuster à des attentes ou à un air du temps trop difficile à saisir, mais plutôt de faire en sorte qu’ils découvrent à travailler dans l’entreprise des choses qu’ils n’imaginaient même pas ; voilà la question qui devrait tarauder tous les managers et les responsables de ressources humaines : quelle est la valeur de l’expérience à travailler avec vous !

La seconde illusion c’est de vouloir à tout prix développer les personnes ou les talents : c’est une illusion, les personnes se développent elles-mêmes, on ne les développe pas. On peut les aider à se développer, certes, mais c’est une autre histoire, cela demande d’être suffisamment attentifs à l’autre pour le faire ; c’est l’art de la pédagogie au sens premier du terme.

La troisième illusion, très à la mode aujourd’hui, consiste à vouloir donner du sens. Comme s’il était possible de donner du sens ! Il est humain de rêver de pouvoir le faire mais on n’est pas obligé d’y croire. La difficulté c’est d’aider les personnes à découvrir du sens dans ce qu’ils font, de découvrir qu’il y a quelque chose au-delà de la tâche. Pour prendre un exemple concret, le sens c’est soigner quelqu’un, le manque de sens, c’est mettre des pansements ! Comment mon management permet de découvrir du sens, voilà la question de fond, certes moins spectaculaire que l’image du leader planant qui insufflerait du sens.

Cette petite réflexion part du principe que les entreprises veulent éviter le départ, l’abandon en rase campagne par leurs collaborateurs. C’est ce qui se dit partout, mais à voir les efforts requis pour éviter qu’ils ne quittent, certains peuvent être tentés de les laisser partir. C’est une option à ne pas négliger si l’on considère que les évidences du moment peuvent aussi être moins durables que les impôts.


[1] Duke, A. Quit – The power of knowing when to walk away. Portfolio/Penguin, 2022.

 

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