Nos trois compères et commère,Guillaume Rosquin, Cristina Radulescu et Guillaume Jaffrès, après avoir comparé le management à l’équitation, se posent la question du cheval : est-il subordonné à son cavalier ?

Guillaume R – Nous nous sommes posé la question du rôle d’un manager, mais un employé lui est-il nécessairement subordonné ? D’une part le terme suppose un ordre hiérarchique où il y aurait des subordonnés et des « super-ordonnés » (ou ordonnateurs) au-dessus d’eux, avec peut-être des extra-ordinaires qui seraient en marge. D’autre part le Code du Travail établit que pour qu’il y ait salariat il faut une subordination à quelqu’un, car autrement c’est un rapport de fournisseur à client, de free-lance. Mais une structure n’est pas forcément hiérarchique, elle peut être un réseau de travailleurs, ou une « grille » projets-métiers, ou encore une association de professionnels solidaires entre eux. Je suis donc étonné que tout le monde semble vouloir être salarié (pour profiter des assurances vieillesse et chômage) sans toujours accepter d’être subordonné à des « chefs ».

Cristina R – Il faudrait souligner que la subordination est le fait d'être dépendant d'une autorité, ce qui réduit drastiquement notre capacité à réfléchir par nous-mêmes. Or, il semblerait que ce souhait de salariat soit lié à un besoin de sécurité. Le subordonné cherche donc à combler des manques et des manquements à sa propre personne, soit à sa propre responsabilité individuelle. Je propose que l'on recherche à travers l'histoire : comment sommes-nous arrivés à cette incapacité d'intelligence individuelle et collective ?

Guillaume J – Les codes ont été institués par Napoléon il y a près de 200 ans. Ils ont évolué avec les lois, forcément de nouveaux sont apparus. Mais aujourd’hui, peut-on penser que la manière dont ils génèrent et structurent l’organisation du travail est désuète ?

Cristina R – Nous avons pensé laïcité, tout en employant des directives issues d'un passé catholique. Avez-vous des références ?

Guillaume R – Il y a en effet une Encyclique Rerum Novarum publiée en 1891 qui conseille la subsidiarité, c’est à dire la délégation d’autorité aux gens chargés d’un job, ouvrier ou employé, avec une éventualité de suppléance par l’encadrement lorsqu’un problème n’est pas de leur ressort. Ce texte se situe donc entre la vision « militariste » napoléonienne et le Code du Travail qui apparaît en 1910, avec entre-temps de nombreux mouvements sociaux parfois très violents. Une difficulté moderne est venue s'ajouter avec l’influence de la mondialisation et le besoin d’harmonie des relations dans les groupes internationaux. D’autres pays n’appliquent pas ces principes, ces lois, et en appliquent d’autres, ce qui rend la cohésion des groupes problématique. Ainsi en France, la subordination implique qu’il y ait ordres donnés, contrôle de l’exécution, et sanction des manquements (arrêt du 13 nov. 1996). Donc plutôt que dire « je travaille chez untel » (ou « pour untel » en anglais), on devrait dire « je dépends de untel ».

Cristina R – Afin d'y prendre un exemple, c'est en effet le principe de subsidiarité qui semble conduire l'Union Européenne, complété par le principe de proportionnalité. Peut-on dire que dans ce cas, l'autorité assume un rôle de veilleur ? Ceci implique une gouvernance collective ?

Guillaume R – Ce rôle est décrit par Henri Fayol en 1916 avec la fonction de contrôle du « chef » qui doit vérifier la qualité du travail de ses subordonnés. Et elle vient d’entrer dans la loi en 2017 en se généralisant : une entreprise donneuse d’ordre doit s’assurer de la qualité du travail réalisé (santé, sécurité, environnement, etc).

Guillaume J – N’était-ce pas le cas avant ? Il me semble qu’une entreprise ou une collectivité a toujours embauché des contrôleurs. Je vois un défaut majeur au fait de donner du pouvoir à une personne et d’en subordonner d’autres : l’abus de pouvoir dans le sens où certains pensent qu’ils peuvent se comporter comme le roi et les autres se comporter comme la cour pour plaire. Dans la société du début du XXe siècle, il y avait une classe bourgeoise dominante qui employait des domestiques parfois de manière despotique. C’était eux les patrons et leurs comportements étaient dictés par cet ascendant social sur les autres. Même si cela existe encore, il me semble que les formes de domination ont changé, le management ayant donné du pouvoir à beaucoup plus de monde qu’avant, additionné à un embourgeoisement d’une partie de la classe moyenne.

Guillaume R – En effet, ce principe de pouvoir renvoie au maître avec ses domestiques, au despote avec ses esclaves.

Cristina R – Un changement profond dans la conscience individuelle est-il la réponse à nos questionnements collectifs ? Car je n'y vois pas de lois pouvant le faire. Seule la responsabilité individuelle peut nous apporter une harmonie collective. Ne pas avoir de chef implique d'être responsable et confiant en son prochain.

Guillaume R – Une partie de la problématique est dans la différence de protection économique entre les salariés et les free-lances. En échange du renoncement à son autonomie, le salarié obtient des employeurs de meilleures conditions de protection en cas de perte d’emploi, par le chômage, la retraite, ou l’invalidité.

Cristina R – Et pourtant, nous assistons aujourd'hui à une avalanche de nouveaux entrepreneurs. Cela marque un sens de responsabilités. Sommes-nous sur un nouveau chemin ? Protection non, du courage oui ?

Guillaume J – La protection en cas de perte d’emploi, par le chômage, la retraite, ou l’invalidité, tout cela assure une sécurité. C’est une réalité pour le salarié mais qui peut aussi être une illusion qui le maintient dans un système de subordination. Il change simplement d’autorité. Il faut du courage pour sortir de ce schéma et je crois qu’il faut aussi de la chance Par exemple, la chance d’avoir un réseau qui nous apporte une clientèle. Courage et chance vont influer sur nos choix.

Guillaume R – En effet, la liberté vient avec une part d’anxiété liée à la prise de risque. Et du risque naît la peur, donc une nécessité de courage à être libre. Mais on prend aussi un risque en se fiant à un guide, en lequel il faut avoir confiance. Ou alors, il faut que les free-lances se mutualisent pour se protéger entre eux, soient solidaires les uns des autres.

Cristina R – Ceci est une invitation bienvenue !

Guillaume J – En faisant cela, ils risquent de reproduire le système de subordination.

Guillaume R – Sauf qu’alors ils ne seront plus subordonnés à des volontés individuelles mais à celle d’une société ayant établi des lois valables pour tous. Cela procède du principe de moralité nietzschéenne dont nous avons parlé cet été : cette association de free-lances (qui peut avoir la forme d’un GIE) se choisira des valeurs, en déduira des mœurs, et un idéal de conduite appelé moralité. En théorie, si tous les membres y adhèrent cela devrait fonctionner, en prévoyant des sanctions pour les immoraux.

Guillaume J – Des volontés d’une société, pourquoi pas. Mais d’où est née cette volonté ? Qui veut fédérer les free-lances ? N’y a-t-il pas dans la nature humaine une volonté de subordonner autrui pour dessiner ses propres volontés ? L’homme s’y essaie aussi en domestiquant végétaux et animaux. Tenter de subordonner la nature engendre un système de causes à effets, sans raisonnement. L'homme subit les changements climatiques par exemple. Mais la nature ne se préoccupe ni de sa condition, ni de celle de l'homme. Quand l'homme subordonne l’homme, il raisonne et réfléchit sur sa condition. In fine, il produit un système qui le conduit d’abord à l'acceptation, générant ensuite la révolte et le conservatisme, puis la révolution pour engendrer un nouveau système. Un free-lance ayant pour volonté d’échapper à la subordination, mais voulant créer un système qui lui ressemble, fera en sorte d’en être le maître et de subordonner les autres à son modèle de société.

Guillaume R – C’est là où nous pouvons croire Aristote que les citoyens épars dans des fermes isolées se sont regroupés dans le monde antique pour former des cités, et donc une civilisation, une forme de cīvitās. Et qu’on y a tenté la gouvernance par des tyrans et celles par la démocratie, pour parvenir à Rome à celle des plus riches, dits sénateurs, une oligarchie, l’autorité d’un petit nombre. Je crois donc que chaque cīvitās de free-lances doit pouvoir établir comment l’autorité sur l’ensemble des membres est établie, plutôt que la loi édicte un règlement universel.

Cristina R – Si on établit le pourquoi, le comment perd son importance. Si la volonté des nouveaux entrepreneurs est de se passer du désir afin d'embrasser le besoin, celà empêchera le manque et le manquement. On pourra alors retrouver le juste tout en songeant à l'exact…

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