Nos trois amis, Guillaume Rosquin, Cristina Radulescu et Guillaume Jaffrès, ayant discuté du cavalier-manager et du cheval-salarié, se posent à présent la question d’un attelage de plusieurs chevaux. Comment ces animaux sont-ils liés entre eux pour agir de concert ?
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Guillaume R – Ayant vu la nature de la relation entre un manager et un salarié, qu’en est-il de celle des salariés entre eux ? Le manager peut-il donner une directive commune, ou doit-il en donner une spécifique à chaque travailleur ? Comment peut-il leur dire d’effectuer des tâches à plusieurs ? Il y a le labeur qui est le travail pénible, et l’opera qui est la version latine de l’ἔργον (ergon) grec, l’œuvre, avec lesquels le travailleur est vu comme un individu à part. Donc il y aura collaboration pour un « travail de romain » et coopération pour réaliser une œuvre collective, comme nous le faisons à l’instant. Mais faisons-nous partie d’un équipage ? Équipons-nous quelque embarcation ?

Cristina R – Le lien, c'est tout d'abord la base de la vie. Tout est interconnecté et interdépendant dans tous les domaines, dans tous les temps. Le lien est donc la communication, l'information et implicitement, l'identité, le tout dans un environnement. Comment communique-t-on ? Avec soi-même et avec l’autre? Aujourd'hui, nous avons plutôt tendance à imposer un point de vue à l'autre, sans se soucier de cet autre, parce que l'on confond une fonction à laquelle il faut se tenir avec sa propre personne. Autrement dit, on s'identifie à une fonction, un métier.

Guillaume R – Les mots commun et communiquer viennent de la racine latine mūnus qui signifie la tâche, la fonction, le job. Quant à l’information ; īnfōrmō est mettre en forme, dessiner, représenter. Donc communiquer est informer d’une tâche collective à se partager. On se demandera alors s’il faut dialoguer, discuter cette tâche, comme Graeber et Wengrow nous disent que les amérindiens le faisaient[1]. De là, c’est exact, une certaine individualité nous pousse à chercher une autorité relative à notre champ de sagesse, d’expertise. Cela nous élève au-dessus de la condition de simple particulier, de quidam. Nous ne sommes plus un simple rameur assis sur un banc dans la galère, nous sommes identifiés avec une qualité particulière qui nous distingue dans le groupe.

Cristina R – Et c'est pour cette qualité particulière que nous sommes recrutés ! Et c'est cette qualité particulière qui se doit d'être complétée par d'autres qualités particulières, afin que le dessin puisse prendre une forme commune dans des couleurs différentes.

Guillaume R – Il est alors intéressant de voir que la communauté désire s'agrandir avec des qualités choisies, peut-être manquantes, plutôt que d’ouvrir la porte à tous ceux qui ont envie d’y entrer. Voudrait-elle créer des conditions d’interdépendance plutôt que de concurrence ? Pourtant, littéralement, on concourt, on court ensemble, pour accomplir ce qui est commun. Il faut donc bien que ceux qui œuvrent aient tous le désir de ce travail commun.

Cristina R – Le travail est commun tant dans son essence que dans sa conséquence. Je ne sais pas alors comment un architecte peut construire un bâtiment en se passant des ouvriers. Je ne sais pas non plus où le plaquiste va brancher sa perceuse, alors que l'électricien n'est pas encore passé. Et je ne sais pas non plus comment on va manger du riz, alors qu'on ne le cultive pas. Ce sont pourtant des situations qui arrivent souvent au travail et qui provoquent un stress, du mal être, le burn-out. Je dirais qu'alors nous ne savons pas que le travail est commun, que notre compétence est une couleur et sa conséquence une palette de couleurs. Face à celà, le souhait de faire un travail commun n'est plus un choix, mais un retour obligé, forcé, par nos propres conséquences catastrophiques, à l'essentiel !

Guillaume J – Je vois dans les termes « collaborateur », « équipier » et « coopérant » des manières flatteuses de nommer le subordonné par une hiérarchie qui elle-même peut être flattée de la même manière. Je vois ici des mots utilisés dans le champ lexical du management, donnant une illusion d’importance aux personnes subordonnées à d’autres, afin qu'elles réalisent leurs tâches de façon à être plus investies, jusqu’à vivre pour leur travail et pas l’inverse. Parfois même, cette illusion peut être utile, volontairement ou involontairement, pour que les responsables se dédouanent de leurs responsabilités et que d’autres les assument sans qu’ils en aient la fonction. Du fait de la subordination, si un responsable peut sanctionner un manquement, il ne doit pas faire croire au subordonné que celui-ci est devenu responsable sans avoir un rang de cadre. Alors que deux salariés du même rang s'appelleront entre eux : collègue.

Cristina R: Il est intéressant d'étudier le fait que on utilise le terme « collaborateur » qui désigne le salarié, lors de la rédaction de certains contrats de travail. Mais cela ne changera rien aux relations et montre, au contraire, l'individualité de la démarche : « J'ai signé avec le chef, je n’ai rien à te dire, collègue ! » Alors qu'un équipier est forcément coopérant, puisque il s'engage dans une équipe !

Guillaume R – Tout à fait, et d’ailleurs en latin le collēga signifie « désigné ensemble » (lēgo, choisir). Le collègue se rapporte au collectif, mais pas forcément au commun. Et l’équipage est ce qui équipe un navire, c’est un terme de marine qui s’est généralisé, et ne porte pas que sur les marins mais aussi les voiles, les cordages, etc.

Cristina R – Si l'on prend alors le mot « collègue » dans son vrai sens, ce  dernier ne devrait-il pas être recruté par le collectif et non pas seulement par le chef ?

Guillaume R – C’est probablement pour cela qu’en demandant à 1 500 personnes travaillant en RH ce qui est primordial chez un candidat à l’embauche, 22 % ont répondu : l’harmonie sociale. Mais le choix fait par le chef reste essentiel puisque celui-ci est censé contrôler l’exécution du travail. Que faire si l’équipe veut recruter un panel de compétences que le chef ne maîtrise pas ?

Guillaume J – Le travail d’équipe est une capacité recherchée. On demandera aux personnes d’être en capacité de s’intégrer à une équipe et de s'investir pour un projet commun, collectif. Mais si on prend une équipe de foot professionnelle, avec des joueurs qui ont d'énormes intérêts individuels, le coach qui a les siens, la direction, la présidence, l’actionnariat ont les leurs, on peut rapidement s'apercevoir que l’esprit d’équipe peut être une façade. Ce n’est pas parce que les personnes travaillent ensemble dans un groupe qu’elles sont forcément dévouées à ce qu’elles font. Regrouper des gens ensemble ne garantit pas de créer une équipe du fait des intérêts individuels potentiellement divergents entre eux. Si ces intérêts passent avant l’objectif commun, et ce à un niveau ou à tous les niveaux d’organisation d’une entreprise, il n’y aura jamais d’équipe. On peut éventuellement parler de collaboration. Les collaborateurs s’associent pour œuvrer ensemble sur une thématique, un projet. Je trouve le terme inapproprié pour un employé car il n’a pas le statut d’associé. Pour pouvoir parler d’équipe, il faudrait que le chef en soit sincèrement le premier membre, prêt à se sacrifier pour les autres et qu’il ne sacrifie pas les autres pour conserver sa place. Et cela est valable pour chaque membre d’une véritable équipe.

Cristina R – Tout d'abord, une équipe est une équipe, il n’y a pas d’autres interprétations. Ensuite, le chef se trompe s'il pense pouvoir contrôler une quelconque exécution, sauf s'il est expert de tous les métiers, ce dont je doute fort ! C'est peut-être de la veille à l'harmonie sociale, à la cohérence et à la mesure de  l'impact du travail fourni en confiance, dont il doit prendre les rênes.

Guillaume R – Le problème est que la loi (arrêt Cassation 1996) lui impose de pouvoir contrôler l’exécution, sous peine de requalifier le salariat en free-lance.

Cristina R – La loi se réfère au contrôle de l'exécution ou aux conséquences dont les responsabilités en découlent, mais qu’en est-il de celui qui fait, différent de celui qui est désigné d’avance comme étant le responsable ?

Guillaume R – En soi c’est les deux : d’une part contrôler l’exécution, et d’autre part la structure, via son représentant légal. Donc, par délégation les chefs ont une responsabilité civile des conséquences du travail effectué. Ainsi ils ne peuvent pas dire : « je ne suis pas responsable car je ne pouvais pas contrôler l’exécution ».

Cristina R – La question à se poser est alors : pourquoi un tel contrôleur ne fait-il pas partie de l'équipe ?

Guillaume R – Dans ce cas, ce contrôleur aurait la charge de la responsabilité sans pouvoir décider des travaux qui sont effectués collectivement, et je doute qu’il y ait beaucoup de candidats à ce rôle. Mais néanmoins c’est assez, me semble-t-il, le rôle du chef de chantier dans le BTP.

Cristina R – Un chef de chantier dans le BTP travaille avec l'équipe et supervise ou contrôle au fur et à mesure. Alors qu'il me semble aberrant qu'un dit contrôleur se présente devant une équipe un an après les travaux et auxquels il n'a jamais participé et dise : « Ce n’est pas bon ! » Ce serait alors non seulement une perte de temps, d'économie, un manque de respect et de considération pour le travail fourni, mais ce contrôleur serait aussi dans l'incapacité de convenablement évaluer ce qu’il n'a jamais expérimenté ! Et c'est d’ailleurs fort le cas en politique ! Il est donc nécessaire que la loi nous indique nos responsabilités en ce qui concerne nos actes et qu'elle précise clairement la responsabilité individuelle ! Par exemple, durant des années, le chef d'établissement scolaire était responsable des actes de ses collègues. Ceci invite à la corruption ! Le chef va tout faire pour étouffer l'affaire, une affaire dans laquelle il ne s'est jamais commis mais pour laquelle selon la loi, il est fautif ! Si cette loi a pu changer depuis, et bien heureusement, alors dans le travail, nous pouvons faire de même. Cher collaborateur, cher coéquipier et chers collègues, la loi « nous co-opère » comment ? Une question essentielle est celle de la Loi, puisque celle-ci occupe l'espace de la conscience sociale ! Se doit-elle de l'occuper, cet espace là ? …Cet Honnête homme[2]


[1] In “The Dawn of Everything”, Allen Lane, 2021.

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