Fatigué, tout le monde est fatigué. Je ne parle pas de cette petite dépression saisonnière très passagère, mis d’un phénomène plus profond, presque civilisationnel. Il y a une quinzaine d’années, une étudiante, venue d’Afrique de l’Est, me disait avoir accueilli sa mère en France pour la première fois ; à la question de savoir ce qui avait le plus surpris cette femme dans notre beau pays, elle répondit sans hésiter que son principal étonnement était de ne rencontrer que des personnes se disant fatiguées. Oui, tout le monde est fatigué, c’est vrai pour les enfants dès leur plus jeune âge, aussi vrai après qu’avant la covid, à la ville comme à la campagne, dans les emplois pénibles comme dans les autres.

La semaine dernière, lors d’une réunion de dirigeants d’entreprises petites et moyennes, la moitié d’entre eux se disait fatigués. Ils en avaient assez, presque prêts à courir chez le médecin du travail ou la psychologue du même nom pour crier leur fatigue, leur fatigue de dirigeant. Les uns voulaient céder leur entreprise ou se réjouissaient d’être en train de le faire, ils voulaient changer d’activité, ils restructuraient leur entreprise de manière à ne plus avoir à la diriger, en la regardant d’un œil d’investisseur lointain, ou en limitant leur équipe à un ensemble de pairs et d’amis pour que le management rime avec des rapports sympathiques. Tout sauf diriger, le sentiment d’avoir assez donné, l’envie de tourner la page.

Quelles sont les causes avouées de cette fatigue ? La première concerne la lassitude de traiter des questions humaines. Diriger c’est faire en sorte qu’une action collective soit performante mais il déplore le manque de plus en plus criant d’un minimum de références et d’envies communes pour coopérer, travailler ensemble. L’activité leur paraît de plus en plus difficile, ingrate, épuisante.

La deuxième cause tiendrait à l’évolution même du métier de dirigeant, de plus en plus absorbé par la bureaucratie, la nécessité de sacrifier à des normes et exigences qui les éloignent de leur vrai métier et cette impression de passer de moins en moins de temps à travailler (faire son métier) au profit de tout ce qui est improductif.

La troisième cause de fatigue concerne les crises qui se succèdent à grande vitesse. A peine rétablis de l’épidémie que survient la crise de l’emploi et de l’approvisionnement avant celle de l’inflation, de l’arrêt de la croissance et de la démondialisation prochaine. Si on sait se mobiliser pour surmonter un obstacle, il devient plus difficile de supporter l’incertitude et les menaces persistantes sur toutes les composantes d’un business de plus en plus immaîtrisable.

Une hirondelle ne fait pas le printemps, ou plutôt une feuille morte ne fait pas l’automne. Il ne faut pas s’emballer et rejoindre les traqueurs de tendances : on a connu trop de sophistes du management qui faisaient de l’eau chaude une tendance parce qu’ils venaient de la découvrir. Mieux encore, le professeur dans le domaine, ne sachant prévoir qu ’a posteriori, il sera très prudent dans son exercice d’analyse et d’interprétation de cette fatigue avouée.

Cependant, on peut se risquer à mettre le phénomène – dont il est difficile de mesurer l’ampleur – en perspective, en dehors de toutes les raisons conjoncturelles pouvant éclairer cette fatigue, la relativiser ou aider à l’interpréter.

Si certains sont surpris par des dirigeants fatigués, ils devraient interroger leur surprise. Tout le monde est fatigué. Dans tous les secteurs, le « pour vivre heureux, vivons caché » semble gagner en importance et il s’est transformé en « pour vivre heureux, retirons-nous ». Des salariés quittent leur travail, des citoyens revoient leur projet de vie en dehors du tumulte quotidien et urbain, des militants se retirent des débats, des politiciens quittent la cité, des acteurs associatifs se mettent en retrait : pourquoi n’en irait-il pas de même avec les dirigeants ? C’est le Grand Retrait. On connait la thèse de Hirschman, Exit, Voici, Loyalty ; quand la situation n’est plus supportable, deux options sont possibles : prendre la parole, rester dans le débat, se battre pour ses idées et se confronter à la réalité, la seconde option est de disparaître, de se retirer sur la pointe des pieds. Le problème de cette option, c’est que le terrain est occupé par d’autres, d’autant plus puissants, sourds et aveugles qu’ils n’ont plus de contradicteurs. La loyauté et le sens civique peuvent éviter de partir en continuant de travailler au bien commun, mais en période de tension, la loyauté n’est plus une attitude première, la fuite et la démission s’installent alors, plus faciles à défaut d’être très glorieuses.

Pourquoi s’étonner d’un retrait des dirigeants si ce n’est parce que l’on donne une très (trop ?) grande importance au modèle de l’entreprise traditionnelle, l’institution qui existerait depuis toujours et devrait demeurer pérenne. Les dirigeants seraient alors comme ces dépositaires de l’autorité, immuables quelles que soient les circonstances. Mais ce n’est pas la réalité ; l’entreprise telle que nous la connaissons est une institution récente ; le salariat paraît banal quand quatre vingt dix pour cent des travailleurs et travailleuses sont salariés mais cette situation est historiquement très récente. Ainsi les dirigeants fatigués, aussi bien les que les salariés fatigués, insatisfaits, ne sont peut-être que le symptôme de la fin d’une institution telle que nous la connaissons. Quand on commence de ne voir que les défauts d’une institution en occultant volontairement ses qualités, c’en est peut-être bientôt la fin.

Les dirigeants fatigués se plaignent souvent de la bureaucratisation de la vie de l’entreprise, quand on passe son temps à ce qui est improductif, à remplir des formulaires, à mettre en place des processus, jusqu’à faire passer au second plan son métier. En matière de gestion des ressources humaines, on ne pense plus au développement des personnes et à faire fonctionner le collectif mais on met en place des référentiels de compétences, on élabore des plans d’inclusion et de diversité avec leurs KPIs, on s’évertue à appliquer les directives sociétales plutôt que de penser à l’expérience de ceux qui sont à l’intérieur. La formation au management se concentre sur l’élaboration des business models et l’analyse financière et l’aventure entrepreneuriale ne s’évalue que sur la possibilité de revendre un business en gommant complètement l’aventure humaine en dehors de celle des fondateurs. Ces évolutions ne peuvent être que constatées, elles révèlent sans doute un changement de phase, un modèle qui se termine quand on a remplacé le questionnement sur le mystère de l’humain par deux journées de formation au leadership.

Une fois encore, il ne faut pas aller trop loin dans l’extrapolation de quelques instants de fatigue, peut-être conjoncturels, passagers, superficiels, mais si rien n’empêche de les mettre en perspective, rien n’empêche non plus d’imaginer ce qui pourrait les empêcher, les prévenir, les éviter. Ce ne sont pas des solutions mais simplement des terrains d’action.

Le premier terrain d’action concerne les rapports entre employés et employeurs. La défiance mutuelle s’accroit, dans un univers de défiance généralisée dans notre société vis-à-vis de toutes les institutions mais, plus encore, vis-à-vis de l’autre quel qu’il soit. Les relations entre employés et employeurs ne dérogent pas à ce mouvement général, d’autant plus que le travail n’est plus central dans l’existence. Les salariés reprochent aux employeurs leur pingrerie, leur égoïsme, leur tendance à les exploiter et leur espoir sournois de pouvoir enfin se passer d’eux ; les perspectives de long terme ne sont pas vraiment crédibles, les engagements n’engagent que ceux qui les croient et chacun est persuadé que les règles et lois nombreuses vont toujours se retourner contre eux. Quant aux employeurs, ils se méfient de curriculum vitae peu sincères, d’une propension générale à l’arrêt maladie, à la paresse, comme on aurait dit il y a plus d’un siècle, ceci allant avec un manque de fiabilité et de loyauté. Et tout le monde de rajouter ses propres exemples, sa propre réalité qui devient la réalité. La défiance est là ; on ne peut la supprimer d’un coup de baguette magique mais si déjà, au niveau d’une entreprise par exemple, on parvenait à en faire le constat commun, ce serait déjà un grand pas.

Le deuxième terrain est celui de l’entreprise. L’institution est assaillie par de trop nombreuses requêtes qui lui sont imposées ; comme le politique a du mal à assurer la fonction de gouvernement, il exige des entreprises qu’elles le fassent, un peu à sa place : les entreprises deviennent des lieux d’apprentissage de tous les mouvements sociétaux du moment. Comme les autres institutions ont perdu de leur autorité, le législateur – en matière de droit du travail par exemple – demande aux entreprises ce qu’il n’est capable d’instaurer dans le secteur public. Face à cela, une seule voie de résistance existe, celle de la culture de l’entreprise, celle de la particularité d’un corps social qui a développé ses références propres en honorant sa raison d’être, en s’imposant comme obligation première de bien faire son métier.

Le troisième terrain est celui du dirigeant lui-même. Il y a quelques décennies, certaines entreprises formaient leurs dirigeants pendant plusieurs semaines aux seules questions de gestion des personnes ; cela se fait maintenant avec quelques messages bien packagés de gourous du leadership. Aujourd’hui, on se laisse prendre à toute nouvelle idée apparemment nouvelle sur le management mais il ne faut surtout pas que cela paraisse théorique ou philosophique. Et pourtant, il faut faire l’effort de l’attention aux autres si son métier est de les diriger ; il faut lire pour réfléchir, même si cela dépasse l’espace d’un tweet. Sans doute se trouve plus que jamais posée la question du rôle du dirigeant, de sa posture, de son apprentissage humain, de sa responsabilité vis-à-vis des autres, en un mot la question de sa culture.

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