Le travail n’est pas une valeur en soi mais peut donner de la valeur à soi

Selon une étude IFOP récente pour la Fondation Jean Jaurès, la place du travail devient secondaire pour une majorité de Français ; il n’est « très important » aujourd’hui que pour 24 % d’entre eux, alors qu’il l’était pour 60 % de nos concitoyens en 1990. La famille et surtout les loisirs occupent les premières places dans le cœur des Français. Faut-il s’inquiéter de cette évolution vers une relation « dépassionnée » au travail ou bien se réjouir de ce retournement dans la hiérarchie de nos centres d’intérêt ? Peut-on conjuguer le souci de son travail (Bien-faire) et le souci de soi (Bien-être) qui semble devenir une préoccupation majeure de la population ?

Du professionnalisme technique au professionnalisme éthique

La sociologie des organisations propose d’analyser la situation de travail comme un système d’action où chacun des acteurs, en interaction avec son environnement, joue un rôle en fonction de la prescription, de sa propre stratégie et de l’évolution du regard que l’on porte sur son expérience et sa contribution. Au travers de la mission confiée, il ne s’agit pas simplement d’agir en appliquant des techniques, mais aussi d’apprendre à coexister avec d’autres car « c’est au contact d’autrui que l’homme apprend ce qu’il sait » [Euripide]. L’apprentissage de l’abstraction de soi qui créé de l’objectivité, de l’universalité nous aide à changer de perspective, à sortir de nos propres représentations, à « nous déplacer » pour accroître nos connaissances et nous incite à explorer d’autres façons de penser et de faire. Sans cette prise de recul, sans cette humilité, le risque est grand de se voir entraîner dans la dérive technologique ; « plus l'homme se prend pour le seigneur de la terre, plus il devient une simple pièce du dispositif technique » [1]. Or, ce n’est pas la technique qui est intéressante c’est la liberté qu’elle permet lorsqu’on domine la règle ; à l’instar du musicien qui maîtrise son instrument de manière à interpréter l’œuvre à sa façon. On devient professionnel le jour où l’on porte un regard critique sur sa manière de faire. L’individu s’auto-évalue, pose un diagnostic de ses compétences à partir de sa réalité, de son métier. Cet examen inhérent à toute progression, empreint de sentiments, porté par ses croyances et par son expérience subjective, permet d’identifier ses préférences, de comprendre ses intérêts. C’est une question éthique qui nous est posée lorsque nous accédons à la maturité professionnelle. Ce que je fais, est-ce cohérent avec ce que je suis ? Question éthique au sens où il s’agit d’être bien, « d’être aligné ». Comme le suggère Primo Levi [2] : « Aimer son travail constitue la meilleure approximation concrète de la félicité sur la terre. La compétence dans son travail est sans doute le type de liberté le plus accessible, le plus agréable subjectivement, le plus utile à l’humanité. »

Une affaire de passion : nos désirs sont les moteurs de nos compétences

C'est grâce au cortex cérébral et à son pouvoir d'abstraction que nous pouvons inventer des outils, des machines, etc. Mais, quand nous passons à l'acte, ce sont des zones plus profondes du cerveau qui s'activent ; nos compétences fonctionnent comme un influx, comme des impulsions qui passent par le filtre du désir avant d’agir. Daniel Kahneman [3] a décrit les deux systèmes qui régissent notre façon de penser : ce qu'il appelle le "système 1" est rapide, intuitif et émotionnel ; le "système 2" est plus lent, plus réfléchi, plus contrôlé et plus logique. Les passions humaines, les désirs sont les moteurs de la compétence ; ils nous mettent en mouvement, ils nous font agir. Par exemple, tel manager expérimenté, malgré une formation, peinera à oublier ses anciens repères au travail, tardera à adopter d’autres pratiques plus en phase avec les attentes des jeunes ; l’habitude et la réussite passée freinent l’adaptation indispensable ; à force de répétition, la compétence s’est installée, elle est devenue « automatique », elle apparaît comme une seconde nature pour les individus ou le collectif de travail qui la mettent en œuvre. Nous agissons alors avec une assurance si confortable (système 1) qu’elle va empêcher la « déformation » ou limiter la « transformation » (système 2) pourtant indispensable à une remise en question : il faut penser le geste professionnel comme un éternel recommencement, habiter ses compétences mais ne jamais s’y habituer. Or, l’engagement des salariés, des professionnels, que cette posture exige est-il compatible avec l’envie de bien-être au quotidien et une relation « dépassionnée » au travail ? c’est souvent un sujet sensible des discussions et des négociations lors des recrutements actuels.

Une affaire de raison : le « juste rapport » exige effort et détermination

Développer une compétence nécessite de faire le lien entre ses capacités personnelles, ses aspirations, ses désirs et les caractéristiques de la mission. Il faut que la situation de travail présente un intérêt, un enjeu aux yeux de la personne, pour mettre sous tension cette dernière, pour mobiliser son attention, pour exploiter ses talents. Car, comment être compétent sans envie ? Pour quelques personnes aux talents précoces, « le juste rapport » est spontané, pour les autres, le plus grand nombre, le processus est laborieux. Par exemple, tel conseiller d’accueil face à des clients saura trouver les gestes et les mots qui conviennent (car il est « à sa place », « dans son élément ») alors qu’un autre adoptera une attitude inappropriée (par exemple, soit trop familier avec certains clients, soit trop distant avec d’autres) ; le professionnel compétent doit se raisonner pour offrir un service adapté correspondant aux caractéristiques de l’entreprise qui l’emploie. Le perfectionnisme est un risque, on parle de « sur-compétence » lorsque la contribution est surdimensionnée par rapport au tarif de la prestation ; ou bien « d’incompétence » lorsque le service n’est pas à la hauteur des promesses de l’établissement. L’exigence vise l’excellence mais veut éviter le perfectionnisme, la démesure. Les compétences d’un individu sont les applications concrètes de son effort personnel pour s’adapter. C’est donc une « épreuve expérientielle » où nous réévaluons sans cesse notre rapport aux différents éléments de la situation que nous vivons ; la compétence s’explique comme une combinaison de ressources prises dans des structures normatives et techniques (connaissances, règles et procédures), aspirée par notre projet, par nos motivations. Développer ses compétences, c’est fournir un effort pour exister et s’intégrer dans le monde.

Quand on fait ce qu’on aime, on aime ce qu’on est

Le travail n’a de sens que par ou pour ceux qui l’exercent ; l’émancipation est au cœur de la logique de compétence. La frontière entre la logique prescriptive (qui conduit fréquemment à l’aliénation) et la logique de développement est instable ; elle se déplace en fonction de l’état du rapport de force entre le capital et le travail. Aujourd’hui comme hier, s’affrontent des stratégies d’émancipation de la part de nombreux salariés et des stratégies de contrôle de la part de nombreux employeurs. La pénurie de compétences qui sévit actuellement en Europe, le rapport au travail qui se transforme notablement dans notre pays offrent des opportunités pour modifier notre approche de la professionnalité [4].
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[1] Martin Heidegger, « La question de la technique », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard

[2] Primo Levi, « Si c’est un homme », Julliard, 1987 (trad. Martine Schruoffeneger).

[3] Daniel Kahneman « Système 1 / Système 2 - Les deux vitesses de la pensée » Poche

[4] La notion de professionnalité, venue des travaux italiens sur la "professionalità", est utilisée depuis peu comme moyen de réfléchir autrement au triptyque compétence/qualification/métier.

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