La grande démission : un phénomène réel mais limité en Europe [1]

Un nombre croissant d’études et d’articles s’intéresse à l’impact du phénomène de la grande démission qui a pris une ampleur sans précédent aux Etats-Unis avec plus de 38 millions de démissions en 2021, dont 40% n’avaient pas de nouveaux postes, sur 162 millions d’emplois [2] . Les raisons sont multiples mais incontestablement la pandémie a joué un rôle de révélateur de problèmes plus profonds comme celui du manque de reconnaissance sociale et financière des métiers de la première ligne pourtant décrits il y a deux ans comme ceux des héros de l’ombre [3] mais aussi de plus en plus, dans les métiers plus valorisés, pour le manque de sens au travail et d’autonomie.

Même si le phénomène de la grande démission représente un risque limité en France [4] , il n’en reste pas moins que des signes existent d’un danger potentiel pour les entreprises de ne pas pouvoir continuer et développer leurs activités avec des difficultés croissantes de recrutement comme le souligne l’ANDRH dont 80% des membres reconnaissent y être confrontés [5] . Et ceci est vrai à tous les niveaux de compétences y compris chez les diplômés de grandes écoles qui font d’autres choix que celui de la grande entreprise comme le montre le remarquable documentaire « Ruptures » [6] , coup de cœur du nouveau Festival international écologique et social de Cannes.

Faute de ne pas réagir, les entreprises risquent donc de voir leur échapper des cohortes entières de jeunes talents dont elles ont cruellement besoin car le rapport au travail des 18-24 ans a profondément changé en comparaison des générations antérieures, y compris la fameuse génération Y, comme le montre le chiffre impressionnant de 78% d’entre eux qui n’accepteraient pas un emploi qui n’ait pas de sens pour eux [7] ! Au-delà des jeunes collaborateurs, ce sont toutes les générations qui sont concernées avec une augmentation en France des démissions en CDI de 10 à 15% en 2021 par rapport aux chiffres de 2019 avant la pandémie sans atteindre les records observés aux Etats-Unis ou en Europe en Allemagne ou au Royaume Uni.

Pour faire face aux démissions et aux difficultés de recrutement, certaines actions peuvent être menées dans les entreprises et pilotées par les DRH qui sont les principaux artisans de la construction d’une image rénovée de celles-ci pour les rendre plus attractives : (1) permettre à chaque collaborateur de trouver à son niveau du sens dans son travail, (2) assurer la cohérence entre les discours des dirigeants et les actes au quotidien surtout pour la préservation de la planète, (3) renforcer les pratiques managériales privilégiant la confiance et l’autonomie, (4) traduire dans l’organisation du travail la flexibilité nouvelle apprise durant la pandémie avec le recours massif au télétravail notamment pour un meilleur équilibre travail/hors travail, (5) amplifier le nombre d’initiatives en faveur de la diversité et de l’inclusion dont l’importance a été renforcée à l’occasion de la pandémie, (6) faire de la reconnaissance des individus et des équipes une priorité notamment par un partage plus équitable de la valeur ajoutée.

Mais toutes ces actions, et bien d’autres que peuvent mettre en œuvre les DRH et les managers, ne sont rien si le/la dirigeant(e) n’incarne pas un nouveau projet pour l’entreprise comme le montre le dernier livre de Hubert Joly, ancien PDG de Best Buy reconnu aux Etats-Unis pour sa vision et ses résultats exceptionnels, qui y défend l’idée que l’entreprise est d’abord une affaire de cœur [8] en transformant profondément le leadership pour répondre aux attentes de ses collaborateurs et de ses clients et donc d’éloigner le spectre de la grande démission !

L’auteur insiste particulièrement sur l’importance clé de la mission, ou du « purpose », qualifiée de noble qui devrait permettre à l’entreprise d’attirer et retenir les meilleurs talents dans un contexte de forte concurrence pour les compétences rares. C’est dans cette perspective que l’on peut s’interroger maintenant sur le rôle de la mission ou du « purpose » pour limiter, en Europe et en France en particulier, les effets de la grande démission si visible aux Etats-Unis depuis deux ans.

Mission ou « purpose » : une réponse au risque de la grande démission

Plus de trois ans après la loi Pacte qui a inscrit en France la société à mission dans un cadre juridique précis, deux années et demie de crise sanitaire sont passées par là pour renforcer le besoin pour l’entreprise de réfléchir encore plus à sa finalité et aux moyens de la communiquer. Ce qui est vrai au niveau des individus dont on a vu un grand nombre se poser la question de la finalité de leur emploi durant cette pandémie est également vrai au niveau des organisations et des entreprises qui se doivent aujourd’hui d’être beaucoup plus transparentes sur leur orientation stratégique et leur rôle dans la société notamment par rapport aux enjeux de la transition climatique.

Dans ce contexte, Il n’est pas étonnant de constater qu’un nombre croissant d’entreprises ait choisi de devenir sociétés à mission avec plus de 611 d’entre elles représentant près de 500000 salariés comptabilisées à fin mars 2022 [9] . L’une des conséquences de l’adoption du statut de société à mission est un renforcement notable de l’engagement des collaborateurs même si la situation peut être très variable d’une entreprise à une autre largement en fonction de l’authenticité de la démarche [10] .

Cette question de la finalité sous la forme du « purpose » est devenue outre-Atlantique un enjeu stratégique dans des entreprises Américaines de plus en plus confrontées au phénomène de la grande démission [11] . Un article récent [12] défend l’idée qu’il y a trois types de « purpose » : 1) celui qui sert la compétence de l’entreprise en explicitant la fonction principale du produit offert par l’entreprise 2) celui qui sert la culture de l’entreprise en précisant clairement l’intention avec laquelle est menée l’activité de l’entreprise et 3) celui qui sert une cause globale en affichant ostensiblement le bien commun auquel l’entreprise cherche à contribuer. Les auteurs soulignent que ces trois types de « purpose » sont susceptibles de renforcer l’engagement des collaborateurs même si le troisième semble avoir un impact plus fort sur les jeunes générations.

Deux livres récents et à succès [13] aux USA démontrent avec conviction l’importance cruciale du « purpose » pour permettre à l’entreprise de réussir grâce à l’engagement de ses collaborateurs. Dans le premier déjà cité plus haut, Hubert Joly y défend avec une belle conviction que c’est le « noble purpose » qui a permis à son entreprise de réussir un retournement spectaculaire grâce, principalement, à des salariés beaucoup plus engagés et responsabilisés. Dans le second, Ranjay Gulati, Professeur à Harvard, souligne que ses recherches montrent que de nombreuses entreprises se contentent d’un simple « purpose » de convenance sans réellement y croire mais que celles, qui s’y engagent sérieusement sous la forme d’un « deep purpose », voient l’engagement de leurs collaborateurs se renforcer considérablement avec un fort impact sur leur performance surtout lorsque ceux-ci peuvent aligner leur propre « purpose » avec celui de l’entreprise.

Dans le contexte actuel de grande incertitude avec une crise sanitaire qui n’a pas dit son dernier mot et la guerre fratricide aux portes de l’Europe, la mission ou le « purpose » apparaît comme une boussole qui peut guider l’entreprise, ses dirigeants et les collaborateurs pour définir et mettre en œuvre une stratégie respectueuse de ses parties prenantes permettant de limiter le risque de la grande démission. Dans cette perspective, les DRH sont susceptibles de jouer un rôle clé en facilitant la co-construction de la mission ou du « purpose » et surtout en étant les gardiens vigilants de la cohérence entre les discours et les actes. Faute de quoi l’entreprise risque de voir ternir sa réputation avec un effet délétère sur sa capacité à attirer et retenir des talents de plus en plus sensibles à l’authenticité de la mission ou du « purpose » affichés.


[1] Cet article est une version adaptée des chroniques publiées en février et mars 2022 par l’auteur dans l’hebdomadaire « Entreprise & Carrières ».

[2] Leparmentier, A. : « L’immense vague départs dans les entreprises américaines bouleverse le marché du travail », Le Monde, 25 janvier 2022.

[3] Besseyre des Horts, CH : « Les héros de l’ombre : vers une nouvelle hiérarchie des emplois ? », Entreprise & Carrières, n°1474, du 29 mars au 5 avril 2020, p.11

[4] Plummer, W. : « Grande démission en France : un phénomène nettement moins massif », Le Figaro, 23 janvier 2022.

[5] Meyer V. et Al. : « Le mystère de la « Grande démission » : comment expliquer les difficultés actuelles de recrutement en France ?, The Conversation, 13 décembre 2021.

[7] Rodier A. & Thomas, J. : « Le rapport des jeunes au travail : une révolution silencieuse », Le Monde, 25 janvier 2022.

[8] Joly H. (avec Lambert C.) : L’entreprise, une affaire de cœur, Plon, coll. Renaissance, Janvier 2022

[11] Besseyre des Horts, CH : « La grande démission : un risque limité mais des actions pour l’éviter », Entreprise & Carrières, n°1562, du 7 au 12 février 2022, p.22

[12] Knowles J. et al : « What is the purpose of your pupose : your why may not be what you think it is », Harvard Business Review , March-April 2022, p.36-43.
[13] Joly H. (avec Lambert C.) : L’entreprise, une affaire de cœur, op.cit et Gulati, R. : Deep Pupose : The Heart and Soul of High-Performance Companies , Harper Business, Février 2022.

 

Tags: Démission Mission management