Si l’adjectif deep a été associé à différents substantifs, nous nous référons ici au web quand le deep web évoque une partie de la toile, non référencée par les moteurs de recherche traditionnels, une partie cachée, difficilement accessible en quelque sorte. Il ne doit pas être confondu avec le dark web qui n’en constitue lui-même qu’une petite partie, accessible par des logiciels spécifiques, abritant souvent des contenus choquants voire illicites.

Le deep RH évoque donc des sujets RH qui ne sont pas forcément mis en valeur par les moteurs de recherche traditionnels, si nous entendons par là ce que les médias, les influenceurs, les traqueurs de tendances et autres experts du lendemain présentent comme les sujets les plus importants, les must du moment, les sujets auxquels il faudrait forcément s’intéresser ; pire encore, ce sont les sujets auxquels il faudrait limiter, réduire, une réflexion sur les ressources humaines. Les thèmes du deep RH ne font donc pas la une, ils ne sont pas spectaculaires et on imagine difficilement les aborder lors d’une convention people de spécialistes de gestion des ressources humaines.

Qu’est-ce qui est largement référencé ? En premier lieu on trouve les thèmes d’actualité ou du moins, les problèmes les plus immédiats, les irritants les plus sensibles voire les plus spectaculaires, à défaut d’être les plus universellement partagés. On peut citer la difficulté de recruter, les comportements inattedus de certains salariés qui feraient preuve de peu de loyauté, d’un manque de fiabilité et de compétence. On pourrait mettre dans cette catégorie le monstre du Loch Ness du Big Quit ou l’absentéisme présentiel et ce que certains voient, un peu prématurément, comme la révolution du télétravail. Il est le plus souvent difficile de mesurer l’ampleur des phénomènes référencés, mais à force d’être partagés, entendus et répétés, on s’accorde aisément à les voir partout.

En deuxième lieu, on trouve parmi les thèmes référencés, tout ce qui touche aux outils qu’ils servent à rendre plus efficiente la gestion administrative du personnel, à recruter, évaluer ou développer les personnes. Notre société adore les outils et résiste rarement à la séduction de leur sophistication technocratique. Plus on a des outils, plus on a besoin de spécialistes ; plus on a des spécialistes, plus ils ont tendance à réduire les problématiques de ressources humaines à leur domaine de spécialité lourdement outillé, en référence au théorème selon lequel, quand on a un marteau, tout problème a tendance à devenir un clou.

En troisième lieu se trouvent référencés tous les thèmes sociétaux, imposés par la société aux entreprises pour exciter leur vertu. Ils apparaissent dans le référencement des RH parce qu’ils intéressent la société, les médias et le public. Il s’agit de tous les thèmes liés à la responsabilité que la société demande aux entreprises d’assumer, comme à tout autre acteur. Il peut aussi s’agir, c’est souvent proche, de tous les thèmes que le souci d’une marque employeur invite à embrasser. On peut mettre dans cette catégorie les thèmes liés à la responsabilité sociale, voire sociétale des entreprises, à leur impact sur le monde environnant, aux questions d’emploi, de diversité, de promotion de tous les types de minorités, etc.

Mais en-deçà de ces thèmes largement référencés, se trouve le deep RH, avec toute une série d’autres problèmes de ressources humaines, concrets, permanents et universels, qui échappent généralement au référencement, à la publicité, de fait de leur banalité sans doute, à moins que ce soit tout simplement parce que l’on ignore les ignorer. Ainsi sont peu référencées les hypothèses implicites à notre manière d’aborder les RH, déconnectée le plus souvent d’une approche historique, sans remonter très loin d’ailleurs parce que la norme du travail salarié est quand même récente dans l’histoire.

Dans nos manières d’aborder les problèmes de ressources humaines, il existe au moins deux hypothèses implicites, rarement reconnues, au risque de nous méprendre dans la prise en compte des phénomènes observés. La première hypothèse est celle de la disparition, au fil des décennies (depuis les années soixante) de la centralité du travail dans notre société. La part du temps de vie disponible consacrée au travail a diminué fortement et nos décisions vis-à-vis du travail dépendent le plus souvent de choix opérés dans la vie extra-professionnelle. Or bizarrement, on évoque encore les questions de motivation, d’engagement ou de comportements au travail comme si le travail était une activité unique dans l’existence, ou la plus importante, comme si on pouvait l’appréhender séparément du reste de l’existence, comme si, plus concrètement, le salaire était la part unique du revenu dans des économies de forte redistribution.

Et c’est là qu’intervient la seconde hypothèse, elle consiste à minimiser dans la manière d’aborder les problèmes de RH, tout ce qui concerne le monde extérieur au travail. On parle d’émergence de comportements nouveaux au travail (retrait, télétravail, etc) : mais peut-on oublier que cela survient dans le contexte d’un marché du travail plutôt globalement favorable aux salariés ? Qu’adviendra-t-il si le jeu de l’inflation, de la disparition de la croissance et de la démondialisation remet en cause ce contexte de marché ? Qu’adviendrait-il des problèmes de gestion des ressources humaines dans un contexte moins pacifique, politiquement et socialement troublé, quand le jeu de l’existence ne se réduirait plus à la course poursuite entre travail et consommation ?

Le référencement habituel des problèmes de RH met en évidence des difficultés de recrutement comme si c’était universel ; l’observation du marché du travail demande un peu plus de délicatesse ; les liens entre les RH et la question de la performance requierent aussi un peu plus de nuance. Dans un ouvrage déjà ancien, Boudreau et Ramstad [1] proposaient la notion de talents-pivots pour mettre en évidence des postes dont le titulaire, selon qu’elle le décide ou non, a potentiellement un impact majeur sur la performance de l’entreprise. L’intérêt de cette notion est d’inciter, une fois les talents-pivots repérés, à orienter des actions de GRH ciblées plus finement en matière de recrutement, de formation, de rémunération, de gestion de carrière ou de management au quotidien. Dans une enquête personnelle récente, il apparaît que ces talents-pivots concernent, le plus souvent, trois catégories de personnes/postes : celles qui sont en lien direct avec le client, quel que soit leur niveau de hiérarchie ou de qualification, les managers de proximité (verticaux ou horizontaux), mais aussi les personnes qui se trouvent à des positions de nœud d’activité, d’interface, de coordination. Ces trois catégories de personnes ayant potentiellement un fort impact sur la performance ne font pas partie des talents, des hauts potentiels que les entreprises s’évertueraient à attirer et à retenir, même si c’est ce dont on parle le plus…

Les premières (personnes en contact avec le client) nous permettent de relativiser les questions de tâches pour mettre en évidence leur utilité ; les deuxièmes (managers de proximité) nous font prendre conscience du plafond de verre qui s’est installé entre les leaders d’en haut et les managers d’en bas, trop rapidement relégués avec mépris au maniement des systèmes ; les troisièmes (les personnes aux nœuds) nous font prendre du recul par rapport à tous les promoteurs de systèmes et de processus qui pensent avoir techniquement résolu la question de la coordination. Le deep RH en revient au cœur du métier de RH, à savoir faciliter la performance si l’on entend par là non seulement le résultat mais la manière de l’atteindre ; le deep RH ne parle pas de business partner ou de talents mais de travail bien fait et d’une raison d’être à honorer.

Le référencement officiel promeut le développement des talents mais le deep RH nous ramène à la réalité. On ne peut pas développer des talents, les talents se développent eux-mêmes, mais encore faut-il que des actions RH les aident et les accompagnent en ce sens. Certes c’est moins spectaculaire que de lancer de brillantes formations aux programmes valorisants pour les participants mais cela impacte en profondeur les pratiques de ressources humaines. S’il s’agit d’aider des talents à se développer, il devient temps de réenchanter les entretiens annuels : ne sont-ils qu’un pensum aussi bien pour les personnes, leurs managers et les spécialistes des RH qui ne savent qu’en faire ? Ou sont-ils un moyen d’inciter les salariés à s’interroger sur leur performance et ce qu’ils en apprennent, à mesurer ce qu’ils découvrent dans leur expérience professionnelle, à y découvrir progressivement un sens qui n’est jamais « donné » comme le laissent accroire les référencements officiels ? Le deep RH, ce n’est pas donner du sens, de la vision ou des valeurs, c’est aider chacun à réfléchir. Le deep RH ne consiste pas à répondre à des attentes à la validité douteuse, c’est prendre le temps long de l’apprentissage, de la découverte, du pari risqué fait par l’entreprise sur les personnes.

Il ne faudrait pas croire que le deep RH n’est qu’une partie immergée et inaccessible de l’iceberg, ou un code secret pour comprendre des situations imaginaires. Le deep RH, on en voit des traces pour autant que l’on prenne le temps de modestement observer le terrain. Prenez cette personne rencontrée la semaine dernière. Elle fait merveilleusement son métier au service d’usagers et au mieux des intérêts de l’entreprise employeuse, elle démontre en permanence sa capacité à utiliser sa liberté pour imaginer, au cas par cas, les moyens d’honorer son poste, elle témoigne d’une réelle progression en termes de compétences, d’élargissement de ses responsabilités et de maturation personnelle et professionnelle ; la relation de confiance tissée entre elle et son employeur est évidente. Mais elle n’apparaîtra jamais à la une des magazines sur les talents de demain aux performances extraordinaires, pas plus que ses manageuses d’ailleurs.


[1] Boudreau, JW, Ramstad, PM. Beyond HR – The new science of human capital. Harvard Business School Press, 2007.

 

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