Par les temps qui courent, le traitement de l’information devient un casse-tête. D’une part l’universalité d’accès et d’utilisation de l’information devient un principe de base : quiconque dans le monde peut, avec des moyens raisonnables, trouver à peu près n’importe quelle information sur le Net ; réellement et potentiellement, toute l’information s’y retrouve, s’y concentre et s’y diffracte ; la vraie comme la fausse ! D’autre part la simultanéité d’accès - que ce soit dans l’espace ou dans le temps - en devient un autre : l’ubiquité de l’information n’est plus un vain mot.

De ce fait, les systèmes de références et de valeurs d’appréciation des informations s’interpénètrent et se combinent de manière non plus statique, mais dynamique. L’impossibilité dans laquelle nous sommes de fournir des critères quantitatifs d’évaluation du savoir rend la chose encore plus complexe. Certains économistes en ont, certes, proposé une évaluation indirecte, en estimant que le savoir représente la part de croissance non réductible aux causes traditionnelles de production, que l’on peut, pour le coup, quantifier plus aisément ; mais ce moyen ne donne aucune perspective analytique, et ne permet pas, par conséquent, l’élaboration d’une prospective opérationnelle en la matière.

Le paradoxe est crucial :

  • Comment peser une information et sa virtualité de relation avec d’autres informations utiles sans un principe de repérage préalable ?
  • Mais à l’inverse, comment élaborer un repérage pertinent avant d’avoir parcouru tout le champ des informations possibles ? Or ce champ s’étend de façon littéralement exponentielle.

Autrement dit la valeur d’une information dépend de la fonction d’utilité qui préside à sa recherche ; mais cette fonction d’utilité dépend aujourd’hui des combinatoires virtuelles d’informations, que nous ne pouvons connaître a priori. Où donc naît la valeur ? Quand naît-elle ? Seule la mise en système de l’information la rend exploitable ; c’est pourquoi l’élaboration de modèles de « systémisation » de l’information est certainement un enjeu majeur dans les années à venir.

On pourrait illustrer ce propos par une image mathématique : une valeur est une fonction à n dimensions, évoluant au cours du temps. Mais cette fonction intègre elle-même un ensemble de sous-fonctions qui s’opèrent simultanément ou successivement. L’identification en nombre fini des informations-clés est donc susceptible de modifier la valeur d’une information sur sa durée de vie.

En fait, il est important de comprendre que cette problématique est exactement celle que l’on peut rencontrer dans le Renseignement. Ce dernier a considérablement évolué, tant dans son objet que dans ses méthodes. Le Renseignement, traditionnellement, s’appuie sur trois capacités :

1. Le recueil de données informationnelles ;

2. Une taxinomie dynamique, pouvant s’appuyer sur un moteur de recherche et des algorithmes correctement construits ;

3. Une exploitation intelligente et opportune de ces données, par analyse, synthèse, concaténation, recoupement, combinatoire, etc.

Jusqu’à une période relativement récente, la difficulté du Renseignement résidait essentiellement dans le premier point, c’est-à-dire la connaissance de données et d’informations que les autres ne possédaient pas, en tous cas pas avant nous ; ou sur l’acquisition de données ou d’informations - parfois par des agissements illégaux ou guerriers - que les autres possédaient, mais qui nous étaient dissimulées. La « guerre secrète » portait d’abord sur les données. L’information était rare et protégée ; toute information était par conséquent la bienvenue. Le champ d’exploitation était de dimension raisonnable.

La problématique s’est inversée. Aujourd’hui, en effet, l’information est surabondante, et les données confidentielles de plus en plus difficiles à protéger. Ce n’est plus la possession des données qui est l’enjeu majeur, c’est leur taxinomie et leur exploitation. Tout est à la disposition de tous, et pour peu qu’on s’y intéresse avec sérieux – et qu’on dispose d’un temps très conséquent –, on trouve toujours ce que l’on cherche. La difficulté n’est plus d’obtenir une information aux dépends des autres, mais plutôt de la dégager, avec plus de rapidité et de clairvoyance que les autres, de la masse gigantesque des informations à disposition.

Cette problématique s’aggrave lorsqu’il s’agit de construire une taxinomie et un système de recherche capable de nous fournir les 10% qui nous intéressent en nous évitant les 90% qui nous dispersent et nous égarent.

Quant à l’exploitation des données, elle se heurte à la croissance exponentielle des possibles. Il s’agit toujours de reconstituer un puzzle ; c’est déjà délicat. Mais si 1000 puzzles de 1000 pièces chacun ont été mélangés dans un gros sac, et que chaque configuration d’assemblage évolue en mode dynamique au cours du temps, cela devient franchement difficile. Or la comparaison n’est pas surfaite.

L’enjeu moderne est la modélisation d’une recherche rapide, opérationnelle, intégrant des principes d’exploitation paramétrables des informations. Celui qui possèderait un tel outil serait plus maître du jeu que les autres. Ce sont ces modèles, ces outils, on pourrait dire ces armes, qui vont devenir l’objet du Renseignement et de l’espionnage. La rareté s’est déplacée de l’information à l’exploitation de cette information ; de la « variable » à « l’équation ».

Il en va de même pour le management de la connaissance dans l’entreprise. Mettre en place un système de recueil de l’information peut être relativement facile (encore que peu d’entreprises le pratiquent efficacement). Mais la capitalisation n’est pas une simple accumulation quantitative ; il s’agit de restituer à la bonne personne l’information dont elle a besoin, au moment où elle en a besoin, et même de lui permettre d’élargir l’estimation initiale de ces besoins… Il y a là une véritable fécondité possible : permettre de créer un certain dynamisme de recherche et de création de valeur, sans que la personne n’ait eu elle-même, de manière exclusive – ce qui serait très « chronophage », – à maintenir une veille tous azimut et à aller elle-même à la pêche aux informations utiles.

Il est opportun de discerner avec soin les deux modes classiques d’accès au savoir :

  • Le mode « pull », dans lequel la recherche d’information est active, l’intéressé formulant lui-même sa requête à partir de son besoin explicite. Deux problèmes se posent dans ce cas : premièrement, l’identification du lieu (personne, site, expert) et de la manière (formulation de la requête, critères de recherche) d’obtenir la réponse ciblée ; deuxièmement la limitation du champ de conscience de l’intéressé, qui ne s’appuie alors que sur son système de représentations existant pour diagnostiquer le problème et estimer son besoin.
  • Le mode « push », dans lequel la recherche d’information est passive, l’intéressé recevant de l’information sans en avoir formulé la demande. Ce peut être le cas, par exemple, d’un suivi simple d’information (les médias), d’une veille structurée sur un secteur plus restreint ou encore d’une organisation du système d’informations prospectives, par Intranet par exemple, au sein d’une entreprise. Dans ce cas, les problèmes posés sont différents : premièrement, celui du repérage et de la pertinence des informations pour un acteur donné ; deuxièmement le temps nécessaire pour réviser et réadapter son système de représentations en fonction d’une intégration constante d’information ; enfin la capitalisation et l’exploitation transmissible et reproductible de ces informations - sans laquelle il n’est pas, rappelons-le de professionnalisme avéré.

Le paradoxe, pour une entreprise dont le développement est intimement lié à la « pointe » de l’information, apparaît ainsi plus clairement : en matière de savoir, la méconnaissance des possibles exige une ouverture et une captation maximale, le mode « push » présent devenant le moteur du mode « pull » à venir. Mais la prolifération des sources d’accès et la difficulté à structurer des vecteurs de recherche efficaces crée ordinairement une pure inflation d’informations que l’on ne peut ni ne sait exploiter.

Et pourtant, l’enjeu est bien là…

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