Et si on se passait des RH. La perspective est tentante. A écouter les salariés bavarder au restaurant d’entreprise ou dans les transports en commun, les RH mériteraient rarement des compliments. Quant aux opérationnels, dirigeants ou leaders elles voient souvent dans les RH – la fonction ou ses titulaires – la cause de tous les maux.

Se passer des RH serait d’ailleurs une économie, à l’heure de la chasse aux improductifs et maintenant que les cost-killers « se sont fait l’immobilier d’entreprise » avec l’aide des télétravailleurs, il pourrait être temps de passer aux RH….

Se passer des RH ce serait enfin le moyen de renforcer l’alignement culturel du business : en effet si le business ressortit à la culture de la maîtrise, il est évident qu’une fonction concernée par l’humain ne peut se retrouver dans une telle logique : on ne maîtrise jamais l’humain comme on a l’impression de pouvoir maîtriser la technique.

Se passer des RH est un peu provocateur évidemment. Les entreprises et les institutions demeurent des ensembles de personnes qui travaillent les uns avec les autres. Le lien entre employé et employeur autour d’un contrat, l’art de la combinaison des activités de chacun et l’expérience même du sujet dans le compartiment de son existence que constitue le travail, sont autant de réalités qui devraient normalement faire des RH une fonction pilote puisque la performance n’est jamais que le résultat des actions des employés.

Et pourtant. Se passer des RH n’est-il qu’un accès d’auto-dérision suicidaire ou le durcissement de certaines évolutions bien réelles ? Pour répondre à cette question, il faut pointer quelques signaux faibles de cette possible disparition, mettre à jour ce qu’ils révèlent et ce qui les accompagne.

Les signaux de disparition sont finalement assez nombreux. On pourrait citer en premier lieu la disparition de l’enseignement de la GRH. Dans certaines business-schools on voit sortir les cours de GRH du catalogue des enseignements destinés aux étudiants de formation première et disparaître des programmes de formation permanente pour les professionnels de ce domaine. Les responsables académiques parlent d’effectifs trop peu nombreux comme si la pertinence et l’importance d’un sujet ne se mesurait qu’à l’audimat. Que les étudiants ne soient pas très intéressés, cela se comprend, ils n’ont pas l’expérience et ils connaissent peu de modèles d’entrepreneurs dans cette fonction ; il est plus difficile de comprendre que les entreprises ne ressentent pas le besoin d’une fonction RH efficace.

La cause en est peut-être la vision qui s’installe d’une fonction RH où la prise en compte des personnes, de leurs relations et de leur expérience n’est pas si importante pour le business. En effet, pour beaucoup la question humaine se réduit aux deux commandements du moment, la DDV et la bureaucratie. La DDV répond à la question de l’attractivité : il s’agit de séduire et d’utiliser toutes les ressources du marketing pour faire la Danse du Ventre auprès de « talents » potentiels : marque employeur, expérience collaborateurs, plaquettes sur le don du sens, télétravail, etc. Le marché fourmille de professionnels de ces domaines, et leurs compétences, très grandes, ne se situent pas le plus souvent dans le domaine de la gestion des ressources humaines et du travail. Quant à la bureaucratie, c’est l’importance accordée au reporting et à la compliance : ces mots anglo-saxons sont quand même plus valorisants. Quand la performance des RH se mesure à l’obtention de labels, à la soumission aux critères des ONG et à la promotion d’actions d’éclat dont on ne mesure jamais la performance ou la représentativité, on n’est pas plus dans le domaine des RH.

Un dernier signe de cette disparition de la fonction RH se trouve aussi dans les évolutions des structures RH ces deux dernières décennies avec en particulier la vogue des services partagés. On comprend la rationalité économique de ces transformations où la RH se traduit en offre de services à rendre, sur lesquels on spécialise des agents qui peuvent d’ailleurs être dispersés en différents endroits de l’institution (ou ailleurs). La rationalité de ces démarches est indiscutable sur le plan des coûts ; elle est même basée sur l’idée que la spécialisation est toujours plus efficace (on connait cela depuis plus d’un siècle). Le problème, c’est que la fonction perd de sa visibilité ; même si la personne peut toujours joindre un centre d’appel et obtenir la réponse d’un algorithme de conversation, la situation est cependant bien différente quand on peut joindre ou voir un agent de la DRH. Tout est différent aussi pour le professionnel des RH qui perd une vision globale de l’expérience du collaborateur et de son contexte professionnel sans lequel il est difficile de traiter quelque problème que ce soit. Une autre manière donc de sceller la disparition de la fonction.

Ces signaux ne constituent-ils que l’écume des choses ? Cette disparition est-elle entretenue et suscitée par des raisons plus profondes ? Les spécialistes des RH sont rarement parmi les mieux payés et les plus valorisés dans les organisations, ils sont souvent considérés comme la cause des problèmes mais rarement un facteur de réussite : les RH le savent en général en rejoignant la fonction mais pas forcément leurs collègues. Que devrait-on faire des fonctions peu valorisées et valorisantes dans le darwinisme étriqué de la bonne gestion de la RSI (Responsabilité Sociale vis-à-vis de l’Intérieur) ?

Plus sérieusement, reconnaissons que la RH n’est pas une fonction simple et peut-être est-ce là aussi une cause de disparition. En effet, elle requiert une assez large palette de compétences difficiles à trouver simultanément. Distinguons au moins trois de ces domaines de compétences. Le premier concerne le business ; cela ne signifie pas uniquement de savoir et d’aimer compter, c’est aussi une bonne intelligence de l’activité dans laquelle on opère, de la production, des clients, de l’ensemble des opérations : on ne fait pas des RH, on en fait dans un contexte économique spécifique et comment la RH pourrait-elle être valorisée si ses spécialistes ne peuvent avantageusement converser avec les opérationnels.

La deuxième compétence est humaine. Elle ne consiste pas seulement à comprendre les personnes, leurs relations, leurs comportements et leur psychologie mais plus encore à avoir un intérêt certain pour les bipèdes, de l’affection, de la curiosité. Comme on apprend bien vite que les personnes ne sont jamais totalement comme on voudrait ou comme on craint qu’elles soient, seul cet intérêt curieux et non dénué d’humour, d’humilité et de distance permet d’assumer une telle fonction.

La troisième compétence est juridique parce que le travail est si réglementé qu’aucune action ne peut se faire sans prendre en compte ses implications juridiques. Autant dire qu’il faut dans cette fonction réunir des compétences, des savoir-faire et savoir non seulement différents mais parfois un peu antinomiques donc presque inaccessibles.

D’ailleurs on mesure dans les organisations l’importance de la maturité et de l’expérience pour être une bonne professionnelle des RH. Cette maturité peut se produire par enchantement mais, de manière plus réaliste, elle requiert de la part des plus grandes institutions une gestion de carrière et un sens du long terme qui ne sont pas toujours présents dans la gestion des carrières actuelle.

Signalons enfin que la fonction RH comme l’activité managériale d’ailleurs, ne sont pas celles où l’on observe le moins de fatigue et de burn-out : devoir mettre autant de soi avec aussi peu de gratification extrinsèque, se confronter si souvent à l’ingratitude des directions d’entreprises aussi bien que des salariés, tout cela est très éprouvant et pourrait mener lentement à la disparition.

Alors, me direz-vous, tout cela est bien gentil mais il y a un principe de réalité et un grand ensemble de tâches que l’on peut appeler des tâches RH doivent bien être assumées. Certes, mais fort de ce constat des arguments pour la disparition, on peut aussi essayer de réduire l’importance de la fonction et de la simplifier, s’en rendre moins dépendant en quelque sorte.

Donnons-en deux illustrations. Si on considère que la qualité des organisations et des processus sont déterminants pour la performance, si certaines organisations du travail s’avèrent peu liées à l’engagement des salariés, il suffit de travailler à la qualité de ces organisations pour dépendre de moins en moins de ceux à qui il est prescrit de les faire fonctionner. Et on peut même recevoir l’aide des robots et de l’intelligence artificielle pour y parvenir. On regarde souvent les organisations, tayloriennes par exemple, comme une conséquence inéluctable de certaines possibilités technologiques, mais on peut aussi concevoir des organisations pour qu’elles ne dépendent pas des personnes. Mieux encore, si les salariés ou les candidats disent qu’ils veulent surtout du télétravail sans s’engager dans leur travail, ces formes d’organisation vont même pouvoir répondre aux attentes, exprimées ou non, de ne pas s’engager.

Assumer la disparition des RH c’est aussi répertorier les tâches dans des catalogues d’activités liées à des référentiels de compétences conduisant à en définir des spécialistes. Ainsi il n’y a plus de RH mais simplement des problèmes de RH attribuables au spécialiste de la question selon le bon principe de l’organisation fonctionnelle taylorienne. Psychologues et médecins du travail pour les risques psychosociaux, spécialistes du handicap, de la diversité, de l’égalité pour monter les programmes d’action et les référentiels, spécialistes de la formation pour la gestion des compétences, professionnels de la médiation pour les relations sociales, geeks pour une approche proactive du recrutement sur les réseaux sociaux et pour développer l’IA dans la gestion des carrières, des recrutements et des comportements… Pas besoin de RH, mais de bons spécialistes seulement.

La disparition des RH n’est donc pas forcément que du management fiction. Il me vient d’ailleurs pour conclure le souvenir d’un humoriste français décédé il y a juste cinquante ans[1]. Dans un de ses sketches, il mettait en scène la fureur d’un village contre un de ses habitants, étranger, accusé de venir manger le pain des français. La tension était devenue tellement forte que l’étranger en question décida de quitter le village. Il était boulanger… Les RH subiront-ils le sort du boulanger ?


[1] Fernand Raynayd (1926-1973). Vous pouvez retrouver certains de ses sketches sur Youtube.

 

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