« Lâche-moi les baskets, mais viens me chercher à la gare ». Ce pourrait être le théorème de l’ado : on l’a tous vécu comme ado, parent ou autre ; il provoque le sourire ou l’agacement selon le moment. Il ne faudrait cependant pas croire que ce théorème n’est qu’un marqueur d’âge ou de génération dans le cadre pas toujours idyllique de la vie familiale. Le théorème de l’ado fonctionne partout, dans la vie de couple quand les partenaires revendiquent de la liberté sous protection, dans la vie politique quand les revendications de liberté fleurissent à acquis garantis constants, et évidemment dans la vie professionnelle.

En effet chacun a expérimenté dans le travail et dans le management, une revendication généralisée de liberté qui n’a d’égale en intensité que l’attente de gages de sécurité, de garde-fous, de clauses de sauvegarde et assurances multiples ; chacun a remarqué aussi que la liberté au travail ne se traduisait pas toujours par du bien-être ou de l’initiative sans même oser parler de performance.

Y a-t-il d’ailleurs un problème ? Après tout, les demandes de liberté sont certes permanentes et universelles, mais comme l’est aussi le renforcement d’organisations aux principes tayloriens, selon lesquels le ou la bipède doit être libre pour autant qu’il se soumette aux prescriptions des organisations.

« Lâche-moi les baskets… »

La liberté figure au premier article de la déclaration universelle des droits de l’homme : « les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Il est donc normal que la liberté, comme le droit d’être libre, apparaisse dans tous les compartiments de la vie sociale. La liberté nourrit les discours et l’imaginaire politiques puisqu’il s’agit de conquérir la liberté, de se battre pour elle, de l’instaurer, de la garantir, sous toutes ces formes.

Sans même évoquer la dimension politique le désir de liberté est universel. Il comporte deux dimensions. La première consiste à éviter les contraintes, l’oppression, la soumission à la volonté des autres ou de quelque chose d’extérieur à soi. La permanence des théories de la domination, dont les formes se renouvellent fortement aujourd’hui, ont bien installé cette idée que la liberté apportait le bonheur, pour autant bien entendu que s’étendaient les domaines de la liberté. La seconde dimension de la liberté est une liberté pour en faire quelque chose, développer, construire, créer ; c’est la liberté de l’artiste ou de l’entrepreneur mais plus généralement de chacune là où elle se trouve.

La distinction n’est pas sans intérêt pour aborder les liens entre liberté et travail ou management. Avant l’entreprise dite « libérée », cette question était présente, comme une revendication courante pour faire évoluer le travail. Sans même évoquer l’idée qui a effleuré certains philosophes, idéologues ou transhumanistes, on pourrait rêver d’un monde où les bipèdes seraient libérés du travail ou de certaines de ses formes considérées comme attentatoires à la liberté comme le salariat. Mais plus prosaïquement, la demande de liberté prend des formes multiples. C’est déjà une certaine marge de manœuvre laissée au travailleur dans la manière de faire son travail, d’atteindre des objectifs, d’apprécier les situations pour y répondre lui-même : c’est la liberté de choix du mode opératoire, voire du mode d’organisation de son travail, plus ou moins autonome, pour autant que l’on soit d’accord sur ce qui doit être accompli.

On s’est habitué à d’autres conquêtes de liberté dans le travail. Le plus étonnant, si l’on adopte une perspective de temps long, concerne la liberté dans le choix de son temps de travail. Il y a une soixantaine d’années, le temps de travail était fixé par l’entreprise quant aux horaires quotidiens, à la durée hebdomadaire ou au choix des dates de vacances ; il n’en va pas de même aujourd’hui où, dans de nombreux secteurs, on remarque une liberté de choix de ses horaires hebdomadaires ou de ses dates de vacances. La covid a même renforcé une attente de liberté de son lieu de travail avec des revendications de télétravail.

Nous avons ainsi atteint une sorte de paradoxe entre la très grande liberté de choix du temps et du lieu alors que le contenu du travail est de plus en plus contraint par des réglementations, des certifications, des normalisations diverses et de très nombreux processus auxquels l’opérateur est soumis comme si, en matière de travail, la liberté tendait à disparaître sur le principal en se renforçant sur l’accessoire.

La revendication de liberté concerne aussi les organisateurs du travail. Ils attendent de l’autonomie et de la liberté des acteurs une plus grande efficacité tout en servant une certaine morale du travail. Dans les années 70 déjà on vantait les vertus de l’autonomie ou la semi-autonomie dans les équipes de production ; depuis lors, les termes de délégation, d’autonomie, d’empowerment, sont revenus sous différentes dénominations pour faire de la liberté laissée à l’acteur un facteur d’efficacité. Mais tout spécialiste de la transformation, ou tout manager de base s’est aperçu qu’il ne suffisait pas d’instaurer la liberté dans le travail pour qu’elle soit saisie, appréciée, traduite en efficacité ni en bien-être.

« …mais viens me chercher à la gare. »

« Mais » viens me chercher à la gare ; revendication de liberté … mais. Là encore on peut l’examiner dans le travail sous les deux visions, celle de la personne et celle du « management ». Même si cela ne correspond pas au discours dominant il y a plusieurs raisons pour aimer les systèmes, les règles, les processus, tout ce qui limite finalement sa liberté au travail : on adore les règles parce qu’elles apportent trois sources de confort. Premièrement les règles satisfont notre besoin d’ordre car nous adorons être et évoluer dans un univers que l’on comprend ; les règles, les organisations et les structures nous donnent la plupart du temps l’illusion d’un monde ordonné : comme le disait ma grand-mère, chacun fait son métier et les vaches seront bien gardées.

Deuxièmement, les règles et contraintes organisationnelles permettent de limiter son action et de ne pas trop s’investir : de nombreuses tentatives de développer l’autonomie dans le travail se heurtent à la résistance des opérateurs craignant que l’autonomie conduise le travail à prendre trop de place dans leur existence : un travail où il suffit simplement de se soumettre aux règles n’est sans doute pas intéressant mais il permet de penser à autre chose, de ne pas se poser d’autres questions que l’exécution de la tâche.

Troisièmement, le travail contraint et prescrit permet d’éviter l’inconfort de l’incertitude qu’occasionne la prise de risque : nous ne sommes pas égaux dans la tolérance au risque et dans la capacité d’en supporter les tensions et la certitude est une source certaine de confort.

Il en va de même du côté du management. Les managers détenteurs de responsabilité ou, plus simplement, ceux qui sont évalués sur ce que les autres font, tiennent en général à maîtriser ce qui se fait et réduire en conséquence la liberté des autres afin de mieux encadrer ce qu’ils font. Il n’y a rien de plus humain ; la culture dominante des organisations est d’ordre budgétaire, il faut faire coïncider les réalisations aux prévisions : pour ce faire, il devient compréhensible de contrôler et limiter la liberté de l’autre. On peut se moquer des tendances directives des uns ou des autres, mais il serait réducteur de n’y voir qu’un manque de maturité.

Plus globalement, au niveau des entreprises, se perpétue sous différentes formes, depuis Taylor jusqu’aux services modernes en télétravail, l’idée d’une organisation totalement maîtrisée dont seule dépend la performance. Ces organisations n’attendent rien de la liberté des personnes, voire même elles font tout pour en éliminer le risque potentiel. Et les RH de jouer la sonate pour violon et pipeau du bien-être au travail pendant que les processus éteignent progressivement toute velléité d’exercice de la liberté de chacune dans son travail.

La liberté, ça s’apprend

Evidemment, si ces visions low-cost de l’organisation ne nous satisfont pas, si l’on pense que le travail peut être un lieu où la liberté, au-delà d’être donnée, peut contribuer à construire et créer, si l’on pense qu’une organisation ne peut que s’enrichir plutôt que de prendre des risques, à parier sur la liberté des personnes, on n’a fait que poser le problème sans en donner la solution.

Aborder le problème, c’est affirmer que la liberté s’apprend et cela oblige autant les personnes que les institutions. Pour les personnes, il s’agit de ne pas se réfugier derrière l’image contrainte d’une organisation et, pour l’institution, il s’agit de favoriser l’apprentissage par chacun de la reconnaissance puis de la bonne utilisation de sa liberté. C’est la démarche proposée par un ouvrage récent [1] qui s’attelle à la question avec le souci d’aider chacun à gagner en liberté grâce aux exercices qui le permettent. Et la démarche proposée part de trois principes qui, il faut l’avouer, ne vont pas forcément dans le sens des approches les plus courantes du management tel qu’il est présenté dans les courts moments qui lui sont consacrés dans une convention d’entreprise ou un séminaire de formation.

Premièrement, apprendre sa liberté c’est se prendre en main et considérer que les personnes se développent elles-mêmes, personne ne le fait pour elles : cela contredit l’idée qu’il faudrait développer les talents. Il faut les aider à se développer.

Deuxièmement, apprendre sa liberté, c’est travailler à sa relation aux autres car le travail n’est toujours que coopération, travail avec d’autres, et cela contredit cette exaltation de l’individualisme au travail entretenue par les démarches de compétences, le bien-être au travail ou l’héroïsation des comportements au travail.

Troisièmement, apprendre sa liberté, c’est co-construire un projet collectif et une raison d’être de l’institution et cela s’oppose aux démarches seulement descendantes dont les thèmes sonnent suffisamment vertueux et responsables pour que l’on ne s’interroge plus sur la démarche.


 

[1] De Virville, M, Besseyre-des-Horts, CH, Thévenet, M. Ingénierie des Libertés. Vuibert, 2022.

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