La constance des utopies digitales

Entre sauts de puces (sic) imperceptibles pour le profane et révolutions annoncées à grand renfort de communication, le digital symbolise un monde en mouvement perpétuel qui fascine autant qu’il inquiète. Les engouements hâtifs le disputent aux alertes des Cassandre dès qu’une nouveauté est annoncée comme majeure. Or, tout se passe comme si la même musique se répétait inlassablement, orchestrée par les mêmes discours, amplifiée par la caisse de résonance des media sociaux et de leurs algorithmes... Comme si la « nouveauté neuve » était toujours nouvelle et, surtout, toujours prometteuse de bouleversements aussi profonds qu’intenses.

L’actualité contemporaine n’échappe pas à la règle. Chacune et chacun aura testé ChatGPT ou Perplexity et en aura tiré ses conclusions face à la déferlante IA, fasciné par sa puissance ou, à l’inverse, inquiet de ses conséquences potentielles. Alors on y va de son commentaire, après tout, il faut bien montrer qu’on est dans le coup de la modernité en marche. On observe alors toujours les mêmes exagérations, comme la chute brutale du cours de bourse de Google pour une erreur de Bard [1] , sa réponse jugée tardive à ChatGPT. Il faut avouer que les montants en jeu sur le marché de l’IA et le retard supposé du leader peuvent mettre la place financière à fleur de peau !

La folie des apparences : rêve ou cauchemar RH?

L’observation de la vie des entreprises depuis la fin des années 80 à aujourd’hui, période durant laquelle le digital sous toutes ses formes s’est installé dans les entreprises et la société civile, laisse à penser qu’il y a une certaine constance dans ces exagérations. Leur récurrence livre peut-être ainsi des enseignements qui mériteraient qu’on s’y attarde. Qu’il s’agisse des ERP des années 90, du KM des années 95, des applications collaboratives des années 2000, des Réseaux Sociaux d’Entreprises, du Saas et du Cloud par la suite ou de l’IA aujourd’hui, les vagues digitales successives qui ont inondé les entreprises ont en effet quelques traits communs :

· En premier lieu, celui d’une promesse régulièrement démesurée quant aux bénéfices attendus, qu’il s’agisse de retour sur investissement ou d’une meilleure collaboration interne, d’une plus grande transversalité ou encore d’une plus grande intelligence collective. On peut bien sûr y voir d’abord la conséquence d’une vision déconnectée du travail réel. Le digital a en effet ceci de particulier qu’il repose sur une modélisation, donc une standardisation, par nature simplificatrice du réel, même lorsqu’elle apprend [2] . La grande machine se heurte parfois aux grains de sable que ses rouages n’aiment pas, rendant de fait bien plus incertains la matérialité des bénéfices escomptés. Quand le digital constitue un bras armé informatique des principes tayloriens, il n’est pas surprenant qu’il en présente les mêmes natures de limites !

· Par ailleurs, on peut aussi chercher les causes du premier point dans le fait qu’on occulte quasi systématiquement la réalité du facteur humain. Or, il constitue pourtant l’un des facteurs de succès les plus importants de la réussite des projets digitaux. Certes, il suffit d’avoir vécu une fois dans sa vie un processus de rachat d’entreprise avec son cortège de data room et de due diligences pour savoir que le monde digital n’a pas le monopole de la sous-estimation récurrente de son importance. Au demeurant, ce qui laisse le plus songeur, c’est cet entêtement à se comporter comme si les outils ou les méthodes se suffisaient à eux-mêmes sans accorder l’importance qu’il se doit à l’intelligence (ou pas) de celles et ceux qui les manient.

· Une troisième constante qui semble se dégager, c’est celle de la confusion entre d’une part, la technologie en tant que telle – avec toute sa puissance et sa portée – et, d’autre part, ses domaines d’application concrets dans la vie de l’entreprise. Les principes d’une technologie se répercutent nécessairement sur le domaine d’application qui les exploite, car ils structurent, mais cela ne signifie pas que le potentiel de ladite technologie soit nécessairement exploité à plein, et ce, pour de multiples raisons, le plus généralement indépendante de la technologie elle-même. Pour donner une image simpliste, la technologie du moteur à combustion et explosion a fait plus de mobylettes pétaradantes que de voitures de course ! Microsoft a par exemple bridé le chatbot de son moteur de recherche Bing [3] , qui met en œuvre la technologie OpenAi commune à ChatGPT, parce qu’elle constitue un risque après avoir insulté et provoqué des utilisateurs... Ou quand le risque juridique d’un « big pocket » limite la puissance de la technologie. Le nombre de facteurs qui peuvent influer et limiter la « puissance » espérée de la technologie est évidemment important.

· Une quatrième et dernière constante réside dans le discours techno-marketing savamment orchestré par l’industrie digitale, qui sait à merveille jouer de toutes ces confusions pour entretenir le mythe et donc le désir. Tant que la chose technique fascine mais qu’elle reste étrangère à celles et ceux qui, hypnotisés, ne cherchent pas véritablement à en comprendre la réalité technique et les limites, le boulevard de la crédulité est grand ouvert. Comme l’écrivait le poète et chansonnier Eusèbe de Salverte : « l’histoire de la crédulité est peut-être la branche la plus étendue, et, à coup sûr, l’une des plus importantes de l’histoire morale de l’espèce humaine ». Digital ou pas.

Un peu de culture et de sagesse

En conclusion, ce qu’il faut retenir de la constance de ces utopies, c’est que ne pas s’intéresser au fond des choses, y compris techniques, sans pour autant devenir un spécialiste mais pour en comprendre et en toucher du doigt le potentiel réel comme les limites, c’est inévitablement s’exposer : c’est d’abord s’exposer aux manipulations en tout genre dès lors que les intérêts marchands sont à l’œuvre et qu’on en est la cible potentielle ; c’est aussi s’exposer à une réelle frustration car plus la promesse est ambitieuse plus la confrontation à la réalité est décevante. A l’inverse, une connaissance minimale du sujet et un discernement fait de culture et de sagesse, constituent peut-être la meilleure voie pour profiter des bénéfices réels d’un digital pensé, mis en œuvre et utilisé avec toute l’intelligence qu’il se doit.


[1] https://www.france24.com/fr/%C3%A9co-tech/20230211-google-vs-chatgpt-la-grande-faucheuse-boursi%C3%A8re

[2] On notera qu’il en va de même de l’être humain dont les représentations ne sont pas la transcription fidèle du réel.

[3] https://siecledigital.fr/2023/02/20/microsoft-bride-lia-de-bing-a-cinq-reponses-par-jour-pour-eviter-les-derapages/

 

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