Regroupant les attitudes et les activités qui impliquent un rapport d’aide d’une personne à autrui, le care est le plus souvent assimilé à la relation aux patients, comme si la vulnérabilité devait se circonscrire au milieu médical ou aux maisons de retraite. La question de l’éthique du care se pose dans tous les secteurs d’activité, et plus particulièrement dans les postes à responsabilité managériale. Être attentif aux besoins de ses collaborateurs ne relève pas du supplément d’âme. On est bien là au cœur du management, servir plutôt que se servir. L’enjeu est de taille si l’on considère les risques psychosociaux au travail et les phénomènes de démissions effectives ou silencieuses. L’objet de cette tribune est de mettre en lumière deux phénomènes socioculturels qui freinent la nécessaire centralité du care dans la posture managériale, l’un lié à la culture patriarcale, l’autre au mythe de l’autonomie.

Le poids de la culture patriarcale

Parce que les métiers les plus emblématiques du care sont très majoritairement occupés par des femmes (aides-soignantes, assistantes sociales, etc.), on en déduit parfois que l’attention, l’empathie, le dévouement, le soin, le relationnel sont des prédispositions féminines naturelles, et donc que toutes ces caractéristiques ne sont pas vraiment des compétences ! Associer le care à une éthique féminine [1], c’est nier le poids de la culture patriarcale dans les postures et choix de vie professionnelle. La politologue Joan Tronto [2] définit le care d’une manière plus large et pacifique en l’assimilant à « une activité (...) qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde (...) » .

On peut ainsi s’interroger sur la pertinence du concept de « cynisme viril » utilisé par Christophe Dejours [3] pour désigner (et dénoncer) la valorisation du rapport de force, du surmenage et de la résistance au stress dans le monde du travail. C’est poser le principe d’une masculinité de ces attitudes génératrices de mal-être, et c’est là encore enfermer les personnes dans des stéréotypes sexués. Il n’est pas rare que des femmes cherchant légitimement à faire voler en éclat le plafond de verre en arrivent à adopter des postures correspondant à des stéréotypes masculins. Des formations exclusivement réservées aux femmes visent d’ailleurs à leur apprendre à faire preuve d’autorité, à s’imposer, à négocier des augmentations salariales ou des avancements de carrière… comme le font nombre d’hommes. Dommage de rajouter de la force à la force. Ne serait-il pas plus judicieux de former celles et ceux qui s’affirment avec excès à adopter des postures plus empreintes de l’éthique du care ? Ne serait-il pas bienvenu d’écarter des postes de management celles et ceux qui voient le soutien aux plus vulnérables comme l’apanage des faibles ou des utopistes ?

Le mythe de l’autonomie

Dans notre société, l’autonomie est vue comme un signe de responsabilité. Gloire à ceux qui réussissent (prétendument) seuls ! A contrario, reconnaître sa dépendance à l’égard des autres est plutôt vu comme un signe de faiblesse. Pourtant, « exister, c’est dépendre », écrivait le philosophe Alain. C’est reconnaître notre part de vulnérabilité et notre besoin de soutien. Car le cadre supérieur, tout supérieur qu’il est dans l’organigramme, a besoin des autres pour penser et mettre en œuvre les orientations stratégiques. Chacun a un rôle à jouer, il n’y a pas de hiérarchie de postes mais des différences, des complémentarités, des interdépendances. Ce qui appelle à une vigilance par rapport au mythe de l’autonomie susceptible de conduire au déni de l’interdépendance. Pour réduire le risque de placer les managers dans une posture de toute-puissance aux antipodes du care, sans doute faudrait-il revisiter nos représentations sociales sous le double prisme de l’autonomie et de l’interdépendance. L’être humain n’est pas soit autonomesoit dépendant, il est les deux à la fois.

Les constats opérés durant la première phase de Covid-19 ne doivent pas être oubliés. En mettant en exergue le décalage entre l’utilité sociale des métiers et leur niveau de rémunération, la crise sanitaire a montré à quel point notre société dévalorise et invisibilise les tâches d’aide, de soutien, d’assistance. Dirigeants et DRH ont tout intérêt à choisir aux postes de management des personnes plus motivées par le care que par les attributs du pouvoir (le statut, la liberté, la rémunération…). Le care ne relève pas du registre bisounours, il permet le vivre-ensemble. Être capable de prêter attention aux besoins des autres et d’agir de manière circonstanciée est une compétence managériale fondamentale dont l’acquisition passe par un vrai travail sur soi. C’est une compétence qui a la particularité de se construire dans la rencontre avec les autres et la rencontre avec soi, deux chemins qui s’entrecroisent et se nourrissent [4]. Toute la difficulté pour le manager est de se centrer avec mesure et subtilité sur les besoins de ses collaborateurs en évitant le risque de s’oublier soi-même et de penser à leur place.
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[1] Gilligan Carol, Une voix différente. Pour une éthique du care, Flammarion, 2008.

[2] Tronto Joan, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, La Découverte, 2009, p. 13.

[3] Dejours Christophe, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 2014.

[4] Frémeaux Sandrine, L’entreprise et le bien commun, Nouvelle Cité, 2022.

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