Réflexions sur les nouvelles représentations du travail
Selon une récente enquête de l’IFOP , 60 % des français, en 1990, estimaient « très importante » la part que le travail occupait dans leur vie ; en 2022, ils étaient 24 %. Et selon l’enquête Besoins en Main d’œuvre 2022 de Pôle Emploi , 58% des recrutements sont jugés difficiles par les entreprises avec une hausse de 13% en un an. Enfin, l’enquête People at Work 2022 : l'étude Workforce View , réalisée par ADP Research Institute révèle que le 100 % présentiel constitue désormais un motif de démission pour plus de la moitié (53%) des 18-24 ans. Pour beaucoup, la “valeur-travail” serait donc en crise, et de nouvelles représentations du travail mineraient les perspectives de développement des entreprises. De quoi parle-t-on au juste ? Pour mieux comprendre l’avenir, il faut se pencher sur l’Histoire, voir ce que recouvre cette “valeur-travail”… et peut-être bien revenir à une “philosophie du travail”. Cela permettrait de poser un diagnostic contemporain éclairé et d’ouvrir des perspectives effectivement nouvelles, tant pour les salariés que pour les Directions des Ressources Humaines. Analyse et conseils.
DRH, ne regardez pas passer le train : prenez-le!
Les représentations que nous nous faisons du travail dépendent fondamentalement des représentations que nous nous faisons du Monde, y compris de celles qui nous ont été imposées au cours de l’Histoire. Ainsi dit-on aujourd’hui que les valeurs « traditionnelles » du travail sont en crise. Mais derrière ce vocable présenté comme univoque, on agite en fait un ensemble de réalités souvent très paradoxales. Et nos interprétations sont souvent biaisées.
Un peu d’histoire
Tout dépend, en effet, de quelle “tradition” on parle. Livrons-nous à un panorama très succinct :
· Dans l’Antiquité occidentale, le travail manuel, considéré comme indigne des citoyens, était laissé aux esclaves ou aux affranchis.
· Pour le judéo-christianisme l’homme doit au contraire assurer sa subsistance et le travail l'insère dans un effort collectif pour domestiquer la nature et libérer ses propres capacités intellectuelles par des tâches de civilisation.
· Ensuite, en France, le régime des corporations – dans lesquelles les professions établissaient elles-mêmes leurs règles d’exercice – régnera jusqu’à la Révolution. La Constituante les supprima et proclama la « liberté » du travail.
· Avec le développement du capitalisme industriel au XIXème siècle, le travail est considéré comme une marchandise offerte et demandée sur le marché, et son prix se fonde sur la concurrence. Le travail perd sa signification humaine pour devenir, comme toutes les marchandises, objet de contrat commercial.
· Puis le droit du travail s’élabore et sa dignité est progressivement restaurée. Le traité de Versailles (1919) stipule que « Le travail ne doit pas être considéré comme une marchandise ou comme un article de commerce ». Le salaire se personnalise comme revenu du travailleur et de sa famille.
· Dans une étape plus proche de nous, le travail devient une « valeur » ; l’économie et le dogme de la croissance continue le subordonne à cette finalité. A défaut que l’humain devienne capital, c’est le capital qui se nourrit de l’humain : on “gère” les ressources…. La notion de « création de valeur » est donc appliquée le plus souvent à la seule réalité financière de l’entreprise ; les fusions, délocalisations, restructurations, licenciements préventifs, pratiques managériales agressives, écarts injustifiés de traitement entre les dirigeants et les salariés, le recours de la notion de « guerre » pour qualifier la situation de l’emploi, etc. ont peu à peu fracturé l’idéal de l’accomplissement de la personne humaine par et dans son travail.
Alors c’est quoi, la « valeur traditionnelle » du travail ?
En fait, nous avons le sentiment qu’il ne s'agit plus de concevoir ce que doit être le travail et l'environnement économique pour construire le projet humain et social de notre choix ; mais au contraire de « formater » les comportements humains et de tisser un environnement social capable de s'adapter à la réalité économique et si possible d'y survivre, à grand coups de QVCT… et aux dépens de la qualité du travail dans la vie.
Sauf que la vraie vie est passée par là…
Éléments de diagnostic contemporain
Si nous voulons comprendre quelque chose aux nouvelles représentations du travail, il importe d’entendre ce qui a profondément changé dans la relation émotionnelle au travail. Car dans les faits et circonstances, ce sont bien des cumuls d’émotions qui ont conduit au cours des dernières années à une telle évolution et – disons-le – à une forme de résistance qui doit nous interroger. Sans prétendre à l’exhaustivité, il y a des lignes de force qui se dégagent :
· La crise sanitaire et les confinements successifs qui ont été imposés, pesant sur nos relations et notre psychologie ; avec l’angoisse morbide et la crainte diffuse d’un risque vital, parfois surestimé et parfois sous-estimé, mais toujours impactant malgré tous les raisonnements rationnels – souvent contradictoires – recueillis dans les médias et auprès d’autorités médicales divisées.
· Paradoxalement, le constat concret et éprouvé qu’il était parfaitement possible de donner la priorité aux personnes sur l’économie, pour peu qu’on le décide. Preuve est faite pour beaucoup que le pouvoir politique peut, au moins temporairement, reprendre la main sur l’économie dérégulée. A bon entendeur…
· Le télétravail contraint – et non construit – qui a accompagné cette période, avec son méli-mélo de constats variés :
o Sur des possibilités pratiques jusque-là souvent refusées, surtout en France.
o Sur des avantages enviables… et des inconvénients parfois très contrariants.
o Sur des moments familiaux inédits, pour le meilleur et pour le pire.
o Sur les rapports à nos lieux… de survie !
o Sur un management pour lequel il a agi comme un véritable révélateur de qualité... ou de défaut.
· Les impasses de l’économie libérale mondialisée et globalisée : des carences locales insupportables en période de crise, et des dépendances inouïes à des pays et à des pouvoirs aussi variés qu’éloignés.
· Le retour en Europe au XXIème d’une guerre d’un siècle précédent, avec ce que cela véhicule de considérations profondément et souvent inconsciemment anxiogènes, avec des conséquences très tangible sur nos vies quotidiennes ; sans compter la menace toujours brandie de l’apocalypse, partielle ou totale.
· La prise de conscience concrète, douloureusement expérimentée, des conséquences du réchauffement climatique et de l’incapacité assez généralisée à pouvoir y remédier dans des temps raisonnables. C’est tout le rapport à la terre, à l’eau, à l’air et au feu – éléments de référence de la nature et de la culture, avec leur portée mythique – qui se trouve remis en question, bouleversant la notion d’équilibre individuel et collectif, même sans en avoir conscience.
· Le constat que de plus en plus d’acteurs (actionnaires, grands dirigeants, startupeurs) récoltent – d’une façon décorrélée du temps de travail, et parfois de la compétence – la valeur du travail d’autrui. L’accroissement des inégalités perçues devient très sensible.
· Le surgissement accru de valeurs fondamentales : diversité, égalité, inclusion… qui prennent, dans ce contexte d’ensemble, un relief particulièrement marqué.
· Et en transverse de tous ces éléments, une profonde interrogation sur notre rapport au temps : la dictature de l’immédiateté et de la communication instantanée ; l’urgence des situations à traiter, déconnecté du temps long des transformations humaines.
Au final, il nous semble que ce qui domine dans ce que l’on appelle les “nouvelles représentations du travail”, c’est la prise de conscience que nous n’avons qu’une vie, et qu’il n’est ni intelligent, ni équilibrant de risquer de la perdre à vouloir la gagner ; ni d’accepter, comme auparavant, n’importe quelles conditions de travail, compte tenu de l’espace et du temps qu’il occupe, bon gré mal gré, dans notre existence.
La question des représentations du travail devient ainsi… philosophique !
Comment surmonter la schizophrénie de plus en plus marquante et persistante entre le salarié et l’individu ? Entre le collaborateur et le citoyen ? Entre le professionnel et la personne ? Au même titre que la fonction RH doit appréhender ses enjeux dans une approche systémique, la femme et l’homme veulent désormais construire leur vie comme un tout.
Voilà donc ce qui nous semble aujourd’hui une légitime et vraie question : pourquoi travaillons-nous ?
Un autre sens du travail… une autre représentation de la réussite
On se plait à dire que le mot « travail », en français, vient du latin « tripalium », qui désignait un instrument de torture. Et sans doute n’est-ce pas sans connotation judicieuse lorsque l’on s’est employé à faire de la subordination : une soumission ! Mais il y a un autre mot latin qui signifie « travail » : « opus », qui a donné operare, opérer, pour designer l’action de travailler. Opus renvoie plutôt à « l’œuvre », c’est à dire au projet, à la finalité. « Co-opérer », c’est ainsi travailler ensemble à une même « Œuvre ».
Toute coopération amène en effet des personnes à partager les « efforts » (« Labor », en latin) qu’exige la réalisation de l’œuvre : ils partagent quelque part le même effort, le « MÊME » labeur, c’est à dire qu’ils collaborent. Quelles que soient les répartitions de rôles et les complémentarités, c’est la force du « MÊME » qui tisse leurs rapports et leur unité. C’est pour ainsi dire une pédagogie du Bien Commun. Saint Exupéry avait mis l’accent sur cette réalité : « La grandeur d’un métier est peut-être avant tout d’unir les hommes ».
Un empowerment inattendu
Nous retrouvons la définition que nous avions proposé de « l'empowerment » : « il consiste en ce que tous les acteurs de l’entreprise sachent et puissent œuvrer pour que la collaboration, la force du collectif, confère à chacun un pouvoir d’initiative, une capacité d’action et de développement de ses potentiels. Ce pouvoir « individuel » est fondé sur le triptyque confiance – autonomie – responsabilité. Ce pouvoir, dans sa nature, se déploie donc au service du collectif ; du développement d’une communauté autour d’un bien commun. »
C’est finalement construire une nouvelle représentation collective de la réussite professionnelle et les symboles qui vont avec ; car la réussite professionnelle ne saurait être distinguée de la réussite personnelle : la première est au service de l’autre.
Autrement dit : il faut désormais à nouveau libérer le travail ! Pris en otage par « le triomphe de la cupidité » – comme l’a écrit le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz – il a perdu sa vertu fondatrice d’humanité. Il ne s’agit donc pas de « travailler plus », ni même « mieux » à la limite : il s’agit de travailler à l’Homme.
Certes, tout ne se passe pas toujours exactement comme on veut dans la vie, mais il est certain que l’on finit toujours par aller, comme disait Saint-Exupéry, « vers là où l’on pèse vraiment ». Il importe, plus que jamais, de « penser » notre vie. Car Claudel nous avait prévenu : « à force de ne pas vivre comme on pense, on finit inévitablement par penser comme on vit ». Et à l’évidence une grande partie des travailleurs l’a compris, et en tire les conséquences.
Résistance au travail ou construction de perspectives ?
Entrer en résistance ne signifie pas forcément se révolter, mais avoir dans l’idée qu’on peut adopter une autre stratégie personnelle que celle que le “tout-économique” veut nous imposer.
Nous pouvons ainsi aujourd’hui nous construire un parcours professionnel dans lequel les différentes fonctions – voire les différents métiers – que nous exercerons successivement nous permettront de capitaliser des compétences génériques et des expériences complémentaires. Par ailleurs, la variété des réseaux que nous aurons ainsi l’opportunité de développer servira une approche plus globale du marché du travail. A ce titre, les réseaux sociaux offrent aujourd’hui des opportunités sans précédent ! Il faut ainsi développer notre capacité à assimiler des processus, c’est à dire à faire participer d’autres partenaires aux objectifs de notre travail et réciproquement, de s’associer aux objectifs des autres, sur une palette professionnelle la plus large possible.
Gérer sa vie professionnelle, c’est désormais gérer sa vie tout court ; et le strict rapport contribution/rétribution est à envisager sur une dimension et dans une profondeur bien plus importantes que le traditionnel rapport travail/salaire. Pour le dire autrement, la question n’est plus : « qu’est-ce que je veux faire, et pour combien ? », mais : « quelle vie est-ce que je désire ? ». Et les exigences de cette « vie » pilotent des « passes » professionnelles multiples et variées. Il est ainsi opportun de maintenir une veille d’informations et d’interactions avec des milieux différents, des domaines variés et des horizons multiples. Et quitter sans scrupules les organisations qui ne permettent pas un tel épanouissement.
Cela contribue à restaurer une image de soi qui soit plus en phase avec un certain « réenchantement » du monde. Pour qui donc n’est-ce pas devenu un enjeu… vital ?
Valeur travail ou travail de valeur ? C’est à la fonction RH de répondre… et d’agir !
« Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger… ». Ce propos que Molière place dans la bouche d’Harpagon dans sa pièce (L’avare - 1668) et qu’il avait lui-même emprunté à Socrate, s’applique assez bien à la relation en partie nouvelle que les Français entretiennent désormais avec le travail.
Considérant qu’il faut travailler pour vivre et non plus vivre pour travailler, les leviers d’engagement, d’implication, de motivation ont changé… et ils changeront encore.
Et si c’était tant mieux ?
Car finalement, ce que les uns déplorent comme la déliquescence de la valeur travail, constitue une opportunité unique pour la fonction RH de redonner (enfin !) de la valeur au travail. Forcément : évoluer, changer, repenser la valeur travail, c’est se confronter à de nouveaux enjeux. Ces enjeux, vous les connaissez déjà. Ils sont votre quotidien parfois depuis plusieurs années. Certains d’entre vous n’ont pas attendu le choc COVID pour s’en saisir. Mais, depuis la crise sanitaire, tout s’est accéléré et ce qui n’était que frémissement à la surface tranquille de l’eau est devenu déferlante : il est grand temps de réagir. Si la valeur travail semble progressivement se dégrader (du moins en apparence !), les salariés aiment l’entreprise.
Selon le Baromètre 2023 de l’Institut de l’Entreprise sur la relation des Français à l’entreprise , 70% d’entre eux en ont une bonne image et ils sont 67% à reconnaitre que l’entreprise occupe une place structurante dans leur vie. Aussi, n’en déplaise aux défaitistes et autres persiffleurs, tout n’est pas perdu si la fonction RH passe la démultipliée et s’investit pleinement sur ces nouveaux enjeux qui s’imposent à elle.
Fonction RH : les 7 enjeux à surmonter
Réjouissez-vous, ils ne sont que sept, ces enjeux. Sept. Un chiffre sacré dans la Bible. Effrayant dans la mythologie grecque. Rappelez-vous en effet qu’Héraclès doit se battre contre l’Hydre de Lerne et ses sept têtes... Finalement, c’est votre posture à vous, acteur de la fonction RH, qui fera de la symbolique de ces sept enjeux, un porte-bonheur… ou pas !
Le premier de ces enjeux, c’est la diversité et l’inclusion . La richesse de l’entreprise se trouve dans la mixité des apports de chacun ; et permettre à chaque collaborateur de s’ouvrir à l’autre et notamment à la différence (sous toutes ses formes), c’est déjà créer un nouveau rapport au travail.
Parce que les salariés travaillent d’abord pour vivre, la notion de Marque employeur n’a, quant à elle, jamais été cruciale . Et c’est là, votre deuxième enjeu. Incarner dans les pratiques EH et les actes managériaux une image, des valeurs auxquelles les collaborateurs adhèrent, s’identifient pour susciter et entretenir le désir de l’effort collectif au service de l’accomplissement individuel, et inversement, le plaisir de l’effort individuel au service du bien collectif.
Un prérequis indispensable pour répondre au troisième enjeu et faire vivre une expérience collaborateur propice à l’implication et à l’épanouissement personnel. Cette expérience collaborateur est, plus que jamais, centrale pour les équipes, autant que son corollaire immédiat la Qualité de vie au Travail (QVT) – qui ne se mesure certainement pas au nombre de pots de fleurs disséminés dans les locaux de l’entreprise, entendons-nous bien ! –, mais repose sur un désir sincère de comprendre et d’adapter le travail et l’espace de travail autant que d’assurer la transformation des organisations (votre 5è enjeu) pour que chaque salarié renoue avec la notion de plaisir au travail.
Ajoutez à cela l’enjeu qu’impose l’accélération continue de ladigitalisation de l’entreprise ou encore les différents chantiers liés à la RSE, et vous disposez d’une vision claire du chemin qui vous reste à parcourir.
Redonner de la valeur au travail… avec vos propres valeurs
C’est finalement notre aspiration à tous. Finalement, au-delà du débat d’idées sur la notion même de la valeur du travail, c’est bien le sens qui est au cœur de toutes les attentes des collaborateurs. Or, ce sens c’est à vous, décideurs de la fonction RH, de le créer, de l’insuffler, de l’amplifier et de le piloter . Comment ? En adoptant une nouvelle posture. Une posture plus affirmée et plus audacieuse à la fois. L’enjeu même de l’audace, n'est-il justement d’éprouver la nature de la volonté ?
La fonction RH, dans un contexte de pénurie de talents autant que de remise en question de la valeur travail, peut et doit affirmer son rôle stratégique au sein des organisations. Votre voix compte, elle pèse… si vous trouvez la force d’affirmer vos propres valeurs. Et si c’était votre mission essentielle que d’avoir des convictions, que d’avoir l’audace de les affirmer, de les défendre autant que de les justifier ? Molière (encore lui !) faisait dire à Sganarelle dans l’Amour médecin (1665), « il n'y a point de pires sourds que ceux qui ne veulent point entendre ». Mais Molière pourrait écrire aujourd’huiqu’il n’est point d’attitude plus coupable que de ne pas chercher à se faire entendre…
Chaque acteur de la fonction RH saura-t-il trouver en lui cette force, cette énergie et se faire la caisse de résonance d’aspirations toujours plus fortes des salariés ?
Vous seuls avez la réponse !
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