La question du travail, du rapport au travail et de son sens constitue un bon moyen de fuir, d’éluder ou de rebondir quand on ne sait trouver le dénouement d’une nouvelle saison de la série « Réforme des retraites ». Peut-être d’ailleurs - sans savoir pourquoi - êtes-vous insatisfait de ce qui se dit sur la question. Vous en avez assez des postures et jeux de rôle prévisibles des uns et des autres, vous n’êtes pas convaincu par les experts du lendemain en communication stratégique quand ce n’est en stratégie communicationnelle, vous avez écouté sans y croire les médias avec leurs radios trottoirs complaisants et peu onéreux où chacun y est allé de vous expliquer que SA réalité était LA réalité, mais vous restez avec vos doutes et vos questionnements. Tout ce que l’on affirme de manière docte et péremptoire sur le travail est-il aussi vrai qu’on le dit ?

Tous évoquent le « travail » au singulier alors qu’il est pluriel et que rien ne ressemble moins à une expérience personnelle du travail qu’une autre expérience personnelle du travail. Certes vous avez compris que chaque nouvelle saison de la série « Réformes d… » doit céder à l’impératif des facilités médiatiques et des jeux politiques, mais pour quelque raison que ce soit, est-on vraiment dans la justesse quand il s’agit d’aborder l’expérience du travail de chacune et chacun ? Ne faut-il pas se demander si, en la matière, nous ne trouvons pas à nouveau devant le jeu des 7 erreurs ?

Erreur possible n°1 : Les grandes tendances

Les observateurs ne cessent d’affirmer l’existence de tendances d’évolution profonde du travail comme par exemple le télétravail, le besoin de sens et les supposées attentes des nouvelles générations - thème aussi ancien et récurrent - depuis quelques décennies que celui des réformes des retraites. On ne peut évidemment pas contester la qualité des études sociologiques sur la question mais l’image donnée du monde du travail, pour pertinente qu’elle soit, représente-t-elle bien la totalité de la réalité ? Par exemple on ne dira jamais assez les effets provisoires de l’état du marché du travail sur les comportements : dans les réactions des plus jeunes aujourd’hui, quelle est la part explicable par un marché du travail qui leur est favorable depuis quelques années ? Qu’en sera-t-il si la situation économique en venait à se retourner ? Assisterait-on encore à ce phénomène connu dans le passé à plusieurs reprises, quand les plus jeunes se mettent à apprécier à nouveau le fonctionnariat et sa sécurité de l’emploi parce que le marché du travail leur est devenu moins favorable ?

Erreur possible n°2 : La malignité

Le travail serait mauvais : ça va comme un lundi et les vacances sont mieux que le travail. Depuis plus d’un siècle travailler moins est un progrès social ; c’était vrai du passage à quarante heures, à trente-neuf, puis à trente-cinq : si c’est un progrès d’en diminuer la durée, c’est bien la preuve de cette malignité. On n’a jamais autant parlé de souffrance au travail et la perspective de travailler deux ans de plus est largement considérée, d’après les sondages, comme une punition infligée par le seigneur, telle la corvée du Moyen-Age. Et chacun de ressasser l’idée que l’étymologie de travail évoquerait la torture. On en oublierait le débat philologique sur l’origine du mot travail qui pourrait venir aussi de l’idée de se confronter à quelque chose comme le sculpteur travaille la pierre, comme la future mère travaille dans la salle qui en porte le nom. On en oublierait presque que le travail, comme chacun peut le constater partout, peut aussi être une source d’épanouissement, de satisfaction, de développement personnel et d’accomplissement. On s’habituerait presque à une approche du travail totalement partielle et partiale comme si c’était la seule manière possible de l’aborder.

Erreur possible n°3 : L’aliénation

Le travail serait aliénant : ce vocabulaire a un peu vieilli mais l’idée demeure. Travailler, ce serait se faire voler quelque chose, du temps, de l’argent, un potentiel de créativité et tout simplement une possibilité de jouir de la vie, de la vraie vie, c’est-à-dire des loisirs et du divertissement. Aliénation de sa liberté aussi au profit de la production, des organisations, des actionnaires ou des puissants. Il en découle l’image d’un travail qui contraint l’existence et l’empêche d’en laisser s’épanouir le potentiel. Mais est-ce si vrai ? Le travail est devenu au fil du temps et des réformes, une activité seconde dans l’existence ; il est loin le temps où l’on prenait les décisions sur sa vie personnelle en fonction des libertés laissées par le travail ; le travail est second dans une existence et on choisit souvent son mode de travail en fonction de ce qui est important dans sa vie personnelle. Et si chacun a vécu des moments où le travail débordait sur sa vie personnelle, on ne peut nier que la vie personnelle déborde aussi parfois sur le travail et l’empêche de se dérouler correctement. D’ailleurs, le travail est-il la seule activité humaine où la personne serait aliénée ? Les loisirs ne sont-ils pas parfois aliénants ? Le temps gagné qui est maintenant consacré aux écrans ou aux loisirs organisés, donne-t-il toujours l’image d’une libération et d’un développement de la personne humaine ?

Erreur possible n°4 : La domination

Le travail ne serait que domination, un lieu parmi d’autres où le paradigme de la domination suffirait à décrire la réalité. Il faut dire que près de 90% des personnes actives sont salariées, c’est-à-dire soumises à un lien de subordination d’après le droit du travail ; il faut reconnaître également que le tsunami de la bureaucratisation à coup de normes, processus, dispositifs, certifications, modes opératoires et cahiers des charges a transformé de très nombreux emplois en une soumission aux règles comme si le monde du travail subissait une généralisation de la chaîne de montage taylorienne, le cambouis en moins. Pourtant, force est de constater - pour peu qu’on prenne le temps d’observer les organisations du travail et d’écouter les personnes - que le travail demeure une expérience humaine, c’est-à-dire un lieu dans lequel chacun peut – ou non – trouver du sens, un sens qui lui est personnel et qui ne correspond que rarement à ce que voudraient les managers ou les intellectuels contempteurs du travail. Comme on peut l’observer dans toutes les situations humaines, les marges de liberté existent toujours pour chacun, même si elles sont plus ou moins grandes, même si elles ne sont pas saisies.

Erreur possible n°5 : L’immobilisme

Lors des débats sur les retraites on a souvent entendu qu’il était inimaginable de penser à un éboueur, un ouvrier du bâtiment, un infirmier, un petit rat de l’opéra de 64 ans. Tout cela est bien vrai. Je cherche d’ailleurs, en marchant tôt dans les rues le matin, des éboueurs de 62 ans qui manieraient les poubelles et je n’en vois pas beaucoup : peut-être sont-ils déjà atteints par les affres de la pénibilité, à moins qu’ils n’aient changé de travail… Mais cette conception fixiste du travail est intéressante ; elle induit que l’on acquerrait une fois pour toutes des compétences ou une qualification où l’on serait cantonné pour toute sa vie de travail. Comme si aucune évolution n’était possible, comme si les progressions étaient interdites, comme si le hasard des premiers emplois déterminaient la suite d’une carrière professionnelle. Evidemment des évolutions et des changements sont possibles, pour autant que la gestion des ressources humaines des organisations l’organise, pour autant que des politiques d’emploi l’accompagnent, pour autant que les personnes le veuillent.

Erreur possible n°6 : L’argent

Dans le travail, l’argent – la rétribution de façon plus globale – est important. C’est une facette déterminante du contrat et le travail allait traditionnellement avec des expressions comme « gagner sa vie » ou « tout travail mérite salaire ». Curieusement en ces périodes de forte inflation, et à la différence d’autres pays, on a l’impression que l’argent n’est pas au premier rang des discussions autour du travail. Bizarrement quand on voit l’évolution des prix, tous les Français, paraît-il, ne souhaiteraient pas travailler plus longtemps alors qu’on estime à 25% la perte de revenu au moment du départ en retraite ! Il faut dire que la part du travail dans le financement de son mode de vie est de plus en plus illisible : une grande part de nos revenus vient de la redistribution, de nombreux services sont pris en charge par la collectivité et on multiplie les chèques (vacances, énergie, rentrée scolaire, etc.) qui éloignent encore plus la relation directe entre le travail et le revenu qu’il a permis de générer. Quant aux augmentations, l’écart entre le brut et le net en gomme souvent le caractère incitatif. L’argent a-t-il vraiment si peu d’importance ?

Erreur possible n°7 : La discrimination

La plupart de mes collègues qui travaillent durement sur les questions du travail, en consacrant de longues heures à chercher et à écrire, en vivant le stress du rejet d’une publication et les conflits interpersonnels violents mais traditionnels dans le monde académique, considèrent que la souffrance observée dans le travail ne les touche pas. Il y aurait le travail intellectuel et le reste. Tous les sachants et beaux parleurs appartiendraient à une élite non concernée par les discours misérabilistes sur le travail qui ne concerneraient que … les autres. Est-ce si vrai ? Le travail intellectuel est-il toujours aussi épanouissant et satisfaisant quand le jeune maître de conférences après huit ans d’études supérieures, commence au même salaire qu’un aide-soignant dans un Ephad ? Et le soin des personnes âgées n’est-il pas aussi digne que l’activité de nombreux … intellectuels ? Pour peu que l’on écoute, dans tous les secteurs d’activité, les personnes chargées des tâches parfois les plus basiques, on est surpris de ce que les personnes mettent d’elles-mêmes dans leur travail. Comment se fait-il que perdure ce discours de classe entre ceux qui s’estiment au-dessus des exécutants à qui ils se permettent de donner des conseils quand ils ne leur prescrivent pas ce qu’ils devraient penser et ressentir.

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