Altérophobie, la peur des autres pour les psychologues, mais selon l’utilisation actuelle du suffixe, l’altérophobie évoque la haine des autres. Dans les services publics ou les activités en contact avec le public, des salariés sont confrontés à la violence des usagers ou des clients. On a connu cela dans les caisses d’allocations familiales, dans les mairies, dans la police bien entendu mais tout simplement dans les centres d’appel ou les supermarchés. Il suffit en plus que les personnels appartiennent à des institutions mises en cause directement ou indirectement par des polémiques publiques, même sans aucun lien avec elles comme pour La Rotonde ou le Fouquet’s pour la violence surgisse avec parfois le regard complaisamment compréhensif des médias. Cette haine semble sans borne et récemment avait lieu le procès des assassinats de DRH.

Tout cela apparait comme des signes d’altérophobie, la haine de l’autre, le contraire de l’altérophilie, l’amour des autres qui est loin de devenir une discipline olympique. Nous avions certes le misanthrope mais Alceste connait suffisamment l’autre personne pour le pas l’aimer. L’altérophobe ne le connait pas, il ou elle hait tout ce qui n’est pas soi, le soi qui est au-dessus de tout, qui exonère de la moindre considération de l’autre.

Ramana[1] suggère trois causes de cette violence subie par des salariés de la part des « parties prenantes », c’est-à-dire tous les bipèdes comme vous et moi qui s’offusquent de la moindre offense à leur endroit mais se laissent aller au mépris quand ce n’est à pas la voie de fait et l’impolitesse caractérisée vis-à-vis du personnel d’institutions qu’ils réprouvent.

La première cause serait ce sentiment diffus qu’il n’y a pas d’avenir, que le futur s’annonce sombre et forcément pire qu’aujourd’hui ; la deuxième cause serait le sentiment que dans cette société le bipède se trouve dans un jeu truqué dont il est inexorablement la victime. La troisième cause, appelée « othering », est cette manière de voir un monde séparé entre moi (nous à la rigueur) et les autres qui sont tous pareils et contre nous. Voilà l’altérophobie, une occultation complète des autres personnes, la peur et la défiance ne voyant dans l’autre rencontré (en particulier dans certaines institutions) que l’ennemi coupable de tous mes problèmes : l’aide-soignante est responsable de mon attente aux urgences, l’hôtesse d’accueil du vendeur de pétrole est cause du changement climatique, le contrôleur a retardé le train, tout comme le téléopérateur a endommagé ma box.

On pourrait sans doute étendre le champ des causes possibles de l’altérophobie : dans notre société, la notion de même de l’autorité, sans même parler de l’idée de la respecter, a beaucoup changé depuis quelques décennies, tout comme l’éducation des enfants, par les enseignants aussi bien que par les parents, mais tout cela relève de la sociologie de comptoir. Force demeure de constater que la violence est partout, dans les familles et les couples, à l’école, sur les terrains de sport, dans les transports ou les copropriétés. Cette violence constatable partout conduit une personne à faire ce qu’elle ne tolérerait pas à son encontre. Et si la violence concerne aussi les situations de travail, l’universalité du phénomène empêche de l’expliquer seulement par les conditions de travail, le mauvais management ou la malignité du système économique.

L’altérophobie pose donc une question managériale. Dans une enquête récente, la DARES[2] pose aux salariés la question bizarre de savoir s’ils se voient continuer de faire le même métier jusqu’à leur retraite. On trouve évidemment que plus on est jeune, moins on envisage une telle possibilité (j’ai toujours vérifié cela avec mes étudiants, bien avant les générations Z ou AA), mais le plus intéressant est de regarder les différences de perception selon le métier occupé.

Les professionnels qui se déclarent le moins capables de tenir dans leur travail jusqu’à leur retraite sont les caissiers et employés de libre-service (66%), les employés de la banque et de l’assurance (61%), les professionnels de l’action sociale et de l’orientation (58%). Ces trois professions ont en commun de devoir être en contact direct avec le public, les clients ou les usagers. Parmi les professions où on se sent le moins incapables de tenir dans le même métier jusqu’à la retraite on trouve les secrétaires (17%) et les techniciens de l’informatique (18%). On peut dire (cela se discute) que les techniciens de l’informatique ont moins de relations que dans d’autres professions, mais ce n’est pas le cas des secrétaires, métier essentiellement relationnel mais les relations y sont encadrées, codées, durables. La question n’est donc pas celle des relations mais du type de relations : les relations dans l’entreprise (avec des collègues, supérieurs et collaborateurs) apparaissent comme moins difficiles que les relations avec les usagers ou les clients.

Alors que faire ?

Face à l’altérophobie dont les salariés sont victimes, deux catégories d’actions apparaissent. La première consiste à « faire avec ». Dans cet ordre d’idée on forme les personnes à supporter et gérer la colère, l’insulte, la violence de l’autre, voire à s’en défendre. Dans le même ordre d’idée, on fait en sorte, volontairement ou insidieusement d’éloigner les salariés du public : il est de plus en plus difficile de joindre au téléphone une personne d’une entreprise ou d’un organisme, les règles de sécurité sont telles que les seules institutions où on peut maintenant pénétrer sont les gares et les hôpitaux. Dans de nombreuses activités en contact avec le public, les salariés évoluent après quelques années vers des tâches administratives de gestion pour fuir les patients ou les usagers. Enfin, dans certaines institutions, de plus en plus de salariés appliquent la tactique du vendeur-carrelage dans les supermarchés : il marche très vite en regardant fixement le carrelage…

Dans l’article déjà cité, Ramana (2023) propose une seconde démarche, typiquement managériale, pour gérer des difficultés avec le public, quand l’institution est chahutée par des parties prenantes très en colère, quand l’institution se retrouve au cœur de conflits ou polémiques concernant par exemple les grandes questions sociétales, la transition environnementale, les questions d’égalité ou de respect des droits humains, par exemple. La démarche proposée est classique, elle consiste à faire baisser la pression avec les parties prenantes par l’écoute et la prise en compte des positions de chacun ; cela consiste ensuite à analyser les causes du scandale et de la colère, avant de travailler à construire les réponses appropriées de l’entreprise, tenant compte justement des valeurs et des exigences de responsabilité de l’institution. On travaille ensuite à réfléchir sur ses capacités de pouvoir pour mettre en œuvre des solutions tout en continuant de renforcer la résilience de l’organisation.

Cependant ces démarches pertinentes dans des cas d’attaques de l’entreprise, par les médias ou des mouvements sociaux, sont de peu d’aide dans le quotidien. Il faut donc explorer plus loin des possibilités d’action et ce, à au moins trois niveaux.

Le premier niveau consiste à se faire une idée exacte de l’expérience vécue par les clients et les usagers ; il est facile de critiquer leur violence mais on peut aussi essayer, sans l’excuser, de la comprendre, de se mettre à leur place : est-ce que tous les salariés dans les bureaux ou derrière leur écran en télétravail ont fait l’expérience de ce que vivaient leurs clients et usagers. Je me rappelle l’article d’un ancien directeur général de l’Assistante Publique qui racontait son passage aux urgences après un accident de la chaussée ; il voyait alors son institution sous un tout autre jour. Fort de cette prise de conscience, beaucoup de ces réactions violentes pourraient être anticipées voire évitées.

Le deuxième niveau touche donc à l’organisation du travail. Les conséquences de l’altérophobie dont les salariés sont victimes tient souvent au fait que les personnes « au front » sont abandonnées ou se sentent abandonnées par leurs collègues des étages chanceux qui font du reporting plutôt que du service : on n’a jamais suffisamment travaillé le « syndrome de l’arrière » quand ceux de l’arrière conseillent ceux du front sur la bonne manière de recevoir les bombes sur la tête. Cela signifie qu’on doit établir des liens formels et physiques entre ceux du front et ceux de l’arrière, renforcer leurs références communes, voire que l’on ne cantonne pas indéfiniment les personnes au front ou à l’arrière.

Le troisième niveau touche à la gestion de carrière. On peut comprendre que la vocation du contact avec l’usager ou le client s’émousse au fil du temps, on peut imaginer que la vision du monde à trente ou cinquante ans ne soit pas la même et qu’elle prédispose plus ou moins à certaines tâches, on sait que l’intérêt parfois idéalisé pour certains métiers de contact peut disparaître avec les années ; il est donc important d’imaginer des parcours de carrière, d’être plus attentif aux critères de recrutement, au management au quotidien. Depuis trop longtemps l’hypothèse implicite de la GRH consiste à imaginer que l’on ne traite que de personnalités immuables entre 25 et 55 ans en laissant les autres gérer et supporter l’avant et l’après et ce genre de vision s’accorde très bien à une vision taylorienne du travail de plus en plus répandue.

Mais en conclusion de cette chronique, n’est-il pas temps de s’interroger sur les limites des approches managériales de l’altérophobie. Tout n’est pas réductible à d’imparables actions du management. Les entreprises, comme le reste de la société ne sont-elles pas confrontées à des phénomènes qui les dépassent, des phénomènes anthropologiques que l’observation modeste de l’histoire nous oblige à considérer à défaut de savoir comment les éviter. Un ouvrage récent est intelligemment intitulé « Au commencement était la guerre[3] » ; il nous rappelle la permanence et l’universalité du phénomène, comme si les humains avaient régulièrement besoin d’en découdre, de se battre, d’éliminer l’autre anonyme auquel ils imputent leur souffrance.
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[1] Ramana, K. Managing in the Age of Outrage. Harvard Business Review, January-Fébruary 2023.

[2] « Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ? » - DARES-ANALYSES, mars 2023, n°17.

[3] Bauer, A. Au commencement était la guerre. Fayard, 2023.

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