« Il faut avoir une musique à soi pour faire danser le monde » Friedrich Nietzsche

Beaucoup de gens s’interrogent aujourd’hui sur le sens de leur travail ; en particulier de nombreux jeunes veulent quitter leur emploi actuel qui ne semble plus correspondre à leurs attentes, ils recherchent des situations professionnelles plus en phase avec des valeurs qui leur apparaissent essentielles : comment endurer un travail qui ne répond pas à leurs besoins ? : « Il y a un immense besoin, inimaginable, d’écoute, de respect et de reconnaissance, exprimé par tous les travailleurs de la société française, quel que soit leur statut, privé ou public, quels que soient leur fonction ou leur niveau » déclare Jean-Dominique Senard [1]. Et ce besoin de reconnaissance situé en haut de la pyramide de Maslow [2] fait partie des besoins fondamentaux de l’être humain ; on ne peut donc que souscrire aux réflexions des personnes quand elles intègrent dans leurs projets les nouvelles données dont elles disposent. La prise de conscience des réalités, la meilleure connaissance des éléments principaux du contexte font évoluer leurs idées, guident leurs choix et leur manière d’agir. Seulement le monde du travail, focalisé sur les enjeux économiques et sociaux, ne fournit pas toujours les clés pour lever leurs interrogations légitimes ; aussi conseillons leur de se retrousser les manches afin de rechercher le sens.

Répéter le geste professionnel jusqu’à « perdre connaissance »

« Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage » Nicolas Boileau

Un individu en situation de travail réfléchit à son action, à la manière de procéder pour optimiser son intervention. La compétence apparaît dès lors que la procédure ne suffit plus à traiter le problème : elle sollicite l’engagement et la responsabilité des individus, car chaque professionnel, quel que soit son statut, « pense » son travail afin de s’adapter à un environnement mouvant. Mais le temps passant, notre vigilance diminue, et si le travail est objectif car il répond à un certain nombre de normes professionnelles, l’expérience est subjective. Par exemple le boulanger œuvrant dans son fournil pendant de nombreuses années d’activité oublie progressivement les acquis de son apprentissage. A force de répétition la compétence devient « automatique », le geste professionnel apparaît comme spontané, fluide ; la conscience s’efface et l’énergie se libère. Cette phase plus ou moins laborieuse de la montée en compétence est essentielle ainsi que le résume Nicolas Boileau : « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ; polissez-le sans cesse et le repolissez ; ajoutez quelquefois et souvent effacez. Le talent n’est qu’une aptitude qui se développe ». L’apparente élégance du professionnel en situation est un signe que la compétence s’est installée ; il agit efficacement sans éprouver l’effort qu’il mobilise « naturellement », il produit facilement la performance exigée par la situation.

Mais cet état présente aussi un risque car la réussite fait oublier le passé, les épreuves surmontées, seul compte le résultat visible ; la performance peut étourdir ceux qui s’enferment alors dans une assurance si confortable qu’elle va empêcher la « déformation » pourtant indispensable pour s’adapter : car l’action efficace nécessite une prise de conscience afin d’ajuster, de rendre viable et pérenne le résultat au regard de la finalité poursuivie. La formule de Rabelais « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » nous rappelle qu’une connaissance (ce qu’il nomme « science ») non réflexive (autrement dit « sans conscience ») ne permet pas à l’homme de se l’approprier, et donc de progresser, d’évoluer, de s’épanouir.

Se connaître pour se reconnaître

« Celui qui a un pourquoi peut supporter tous les comment » Nietzsche

La logique taylorienne [3], un des fondements de notre système d’organisation du travail, reconnaît mal les principaux acteurs pourtant au cœur de la production des biens et des services ; la force prescriptive impose sa loi et les stratégies d’émancipation déployées par les salariés sont phagocytées par les stratégies de contrôle menées par les employeurs. Dans « la société anonyme » le professionnalisme est banalisé, normalisé, encadré par des procédures standardisées, des règles de rétribution sont mises au point pour récompenser les salariés à la hauteur de leur contribution mais également pour les dédommager du lien de subordination notifié dans le contrat de travail. Or, réaliser une activité avec compétence donne l’opportunité, d’une part de s’interroger sur la mission confiée (POUR QUOI), et d’autre part de réfléchir sur la façon de faire, sur le sens de son action (POURQUOI) ; avec le temps, nos capacités de prise de recul progressent en même temps que nos expériences se multiplient. Des questions concernant nos appétences complètent celles soulevées par le développement de nos compétences : Quelles sont les tâches qui me procurent du plaisir lors de leur réalisation ? Quelle activité suscite mon intérêt ?

Aujourd’hui, la logique de compétence qui se substitue progressivement à la logique taylorienne transforme le rapport au travail, sollicite davantage l’engagement de l’individu et son sens des responsabilités, l’incite à mieux se connaître pour trouver sa place. L'acte professionnel lorsqu’il est « libre » exprime l'histoire de la personne, et l’activité exercée, au-delà de la mission à laquelle elle est rattachée, peut représenter « une œuvre » pour son auteur ; c’est-à-dire un moyen de se réaliser. Le mariage de la passion et de la raison, du cœur et de l’esprit devient la clé du succès et de l’épanouissement des individus. Lorsque les hommes ne trouvent pas de sens dans leur activité, lorsqu’ils se sentent dépossédés de leur métier, lorsqu’ils ne peuvent satisfaire leurs désirs, le travail devient aliénant, il est réduit à la seule fonction nourricière ; c’est simplement pour eux un moyen de gagner leur vie.

La compétence est donc un long chemin qui n’a pas que la retraite comme unique horizon ; elle peut aider à mieux appréhender son identité, à condition de se « reconnaître », de se soucier de soi ; développer ses compétences conduit inéluctablement à se poser une question éthique : nos compétences ont-elles un sens ?

Prendre et assumer la place que l’on veut occuper

« Persévérer dans son être et sauver ce qu’on a de singulier » Nietzsche

Réduite à sa dimension instrumentale, la compétence offre à celui ou à celle qui l’exerce une occasion de briller, de réussir sa mission ; l’autonomie qui en découle est simplement l’assurance que les autres apportent pour signifier à l’individu la maîtrise de son métier. Mais l’approche esthétique conduit fréquemment à une sophistication de l’acte professionnel, en partie décalée par rapport au besoin réel. Par exemple de nombreuses fonctions support conçoivent et accumulent règles et procédures de contrôle qui ne servent qu’à suivre le travail des opérationnels qui se sentent alors dépossédés de leur métier. Or ces derniers veulent être partie prenante de la situation de travail, ils veulent tenir leur place en toute humilité. Seule l’approche éthique reconnaît leurs choix, leur singularité car elle accorde un autre sens aux notions de savoir-faire, de métier que celui véhiculé par le marché de l’emploi : c’est parce que nous multiplions nos expériences, nos compétences, que nous pouvons comprendre l’essence de nos actions, lorsque nous nous sentons à notre place. Un professionnel aguerri veut « mettre sa patte », veut faire ce qu’il aime ; il recherche l’efficacité ainsi que sa satisfaction, car il souhaite prendre du plaisir dans les tâches qu’il réalise. Développer sa compétence, c’est vivre une expérience singulière, c’est travailler sur ses désirs véritables. La compétence apparaît alors comme de la magie lorsque l’âme agit ; elle est la marque de notre personnalité, car l’âme est le siège de nos désirs et de notre mémoire. Comme l’écrivait Simone Weil [4] : « Non seulement que l’homme sache ce qu’il fait - mais si possible qu’il en perçoive l’usage – qu’il perçoive la nature modifiée par lui. Que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation ».

Le chemin de la compétence n’est pas dirigé contre ceux qui veulent imposer leurs prescriptions, mais il trace d’autres voies qui répondent à des envies personnelles. Il est parfois plus facile de se conformer aux habitudes, aux injonctions sociales que de défricher un chemin singulier, d’écouter ses désirs, de hiérarchiser les ressorts de sa motivation ; car la vie professionnelle n’a rien de bon à offrir à ceux qui n’ont pas hiérarchisé leurs désirs.
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[1] Jean-Dominique Senard, président du Groupe Renault et de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, le 07/07/2023 lors du 14e colloque Dirigeants en pays d’Avignon organisé par le Groupe IGS

[2] Abraham Maslow est un psychologue américain spécialisé dans l’analyse du comportement humain.

[3] Frederick Winslow Taylor, ingénieur américain, a élaboré au début du XXe siècle quelques principes d’organisation du travail dans un objectif principal de productivité. (OST : organisation scientifique du travail)

[4] Simone Weil (1909-1943), philosophe, humaniste, fut celle qui pensa la question de l'enracinement comme "peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine".

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