L’histoire des entreprises est jalonnée de l’adjonction de nouvelles fonctions. Traditionnellement, une entreprise, c’est s’approvisionner, produire et vendre, au point que tout le reste semble superfétatoire ou improductif et, dans la petite entreprise d’autrefois, le dirigeant attendait d’en avoir fini avec la paperasse pour enfin travailler.

Les nouvelles fonctions sont imposées par l’Etat, dont les réglementations justifie une vraie fonction administrative ; c’est l’effet de l’évolution naturelle d’organisations dont la taille et la complexité croissantes exigent des fonctions de coordination ; c’est l’impact de nouvelles technologies sur l’émergence de fonctions d’informatique, de systèmes d’informations, du digital ou de l’intelligence artificielle ; ce peut être aussi la conséquence des évolutions de la pratique du business, des conditions du financement, de l’internationalisation des échanges ; ce peut être enfin la réponse à l’apparition de nouvelles préoccupations de la société, voire la pression de certaines de ses composantes sur les entreprises et leur fonctionnement : c’est évidemment la question du développement durable, du climat, de la biodiversité et de l’utilisation des ressources naturelles.

On pourrait imaginer d’autres évolutions qui imposeraient aux entreprises le développement de nouvelles fonctions, comme par exemple une guerre ou un changement profond de régime politique : les entreprises se trouvent alors face à une réalité qui s’impose à elle avec l’exigence d’y répondre et de modifier son activité et son mode de fonctionnement ; elles prennent conscience de gré ou de force de la nécessité d’agir différemment. Si elles ne savent pas toujours quoi faire ni comment, elles passent généralement toutes par l’étape indispensable de développer une fonction nouvelle.

C’est ce à quoi nous assistons avec la nomination du responsable de la RSE ou du développement durable, voire dans la littérature américaine du Chief Sustainability Officer. Selon un article récent, cette fonction de CSO[1] connaitrait déjà une évolution profonde en quittant le domaine de la communication pour s’attacher à ce qui est sérieux, la stratégie et le financement de l’entreprise. Elle abandonnerait la double préoccupation de raconter une belle histoire sur les vertus de durabilité de l’entreprise et de prévenir tout accident réputationnel pour faire vivre concrètement l’esprit de l’ESG dans la stratégie de l’entreprise et sa relation aux parties prenantes.

D’après les auteurs cette évolution de la fonction tiendrait à deux causes principales : la première est liée au changement rapide, attesté par toutes les entreprises cotées, de l’attitude des investisseurs qui voient maintenant dans l’engagement dans la durabilité et ce qui va avec, un facteur de performance financière pour l’entreprise ; la seconde tiendrait à la politisation extrême du débat public autour de ces questions de transition avec d’un côté les éternels déçus de toute action prise dans ce système économique à révolutionner et de l’autre côté ceux qui ne voient dans ces questions qu’une péripétie de la critique d’un capitalisme woke. Conséquemment les entreprises se détourneraient d’une communication vers le grand public, trop délicate, pour travailler plus concrètement avec les investisseurs et autres parties prenantes.

Ce changement de braquet devrait entrainer une nouvelle professionnalisation de la fonction de responsable du développement durable, de la RSE, ou des transitions. Leur rôle devrait maintenant tourner autour de quatre préoccupations majeures.

Premièrement, le CSO devrait contribuer à la bonne stratégie, qui contribue aux objectifs de l’entreprise tout en permettant de satisfaire à l’esprit des critères ESG. Gouverner c’est choisir ; une stratégie c’est décider de faire mais aussi de ne pas faire. La fonction du nouveau Chief Sustainability Officer, c’est de reconnaître que la mise en œuvre concrète des critères ESG ne se limite pas à sacrifier aux slogans démagogiques, mais reconnaître la complexité du business, l’art du compromis, la nécessité de choix qui ne sont jamais entre le bien et le mal mais toujours entre le mal et le mal. C’est dépasser l’illusion que les intérêts des parties prenantes iraient toujours dans le même sens. Pour cela le CSO doit non seulement être membre d’un Comex mais avoir la stature personnelle qui lui y confère de la reconnaissance.

Deuxièmement, le CSO doit vouloir moins apaiser les parties prenantes que s’engager avec les investisseurs pour créer de la valeur tout en respectant l’esprit des critères ESG. Cela oblige à laisser de côté la vision irénique de la satisfaction de toutes les parties prenantes pour faire des choix de parties prenantes vis-à-vis desquelles l’entreprise doit concrètement s’engager : les consommateurs, les fournisseurs, les salariés, les actionnaires ?

Troisièmement, le CSO doit pouvoir dialoguer directement, concrètement et professionnellement avec les investisseurs ; l’idée n’est plus pour le CSO de parler environnement pendant que le directeur financier parle finance avec les investisseurs mais de participer directement à cette conversation avec les investisseurs, au même titre, ou avec le directeur financier de l’entreprise : quand les dirigeants affirment que la moitié des questions posées aujourd’hui par les analystes financiers lors d’un road-show concernent les questions d’ESG, cela signifie qu’ils ont besoin d’avoir face à eux des professionnels crédibles de la finance ET de l’ESG.

Quatrièmement, le CSO doit posséder le bon profil. Même s’il n’apparait pas encore un profil unique et universel, il est clair qu’il ne suffit plus d’être le militant ou le croyant, il faut s’affirmer comme pratiquant. On peut imaginer une forte expérience dans les achats, la gestion de production ou les affaires publiques, il faut surtout démontrer une maîtrise du business, de la culture de l’entreprise, voire – c’est de plus en plus nécessaire – une capacité à piloter l’innovation. Dans tous les cas, le CSO devrait avoir la crédibilité en interne et externe pour exister dans les réflexions stratégiques, pour s’imposer aux spécialistes de la compliance ou de l’éthique, pour travailler sans cesse à l’information et à la sensibilisation de la gouvernance de l’entreprise aux questions de transition.

Evidemment, on verra dans ces conseils l’émergence d’un nouveau marché pour les chasseurs de têtes en quête des talents de la transition qui répondront aux exigences de la nouvelle fonction. Mais l’expérience nous a appris qu’intégrer une nouvelle fonction, celle de la sustainability en l’occurrence, ne se réduit pas à découvrir les moutons à cinq pattes que devraient être les futurs CSO. La question est plus large et réussir à intégrer l’esprit de la durabilité et des ESG est aussi une question culturelle, organisationnelle et individuelle.

La question culturelle

A l’apparition d’un nouveau défi, si l’on nomme ainsi la nécessaire prise en compte des enjeux de transition (au sens large) pour les entreprises, la tentation est grande d’en appeler à l’impératif du changement de culture, sans retenir les enseignements des expériences passées de révolutions culturelles ratées si l’on peut se permettre ce pléonasme.

Donner toute sa place et son effectivité à l’esprit des critères ESG et de la durabilité demeure une question culturelle pour autant que l’on aborde la culture correctement[2]. La première idée à retenir est que la culture d’entreprise doit être utilisée avant de vouloir être changée. Une culture de la responsabilité de l’entreprise se renforcera d’autant mieux qu’elle est en ligne avec la culture. On cherchera donc dans cette culture ce qui permet d’étayer et d’approfondir des actions de responsabilité en matière environnementale et sociétale. Dans le cadre de la législation française, un retour sur la raison d’être de l’entreprise, telle que définie par la loi Pacte, peut y aider, pour autant que ce ne soit pas une raison d’être fantasmée, désirée, irréaliste mais bien une raison d’être ancrée sur la responsabilité première de l’entreprise (bien faire son métier) et sur des relations éprouvées avec ses parties prenantes.

La seconde idée concerne une caractéristique essentielle de la culture, à savoir un ensemble de références partagées. On ne travaillera jamais assez au partage de ces références : le partage ce n’est pas seulement l’information et la communication, ce n’est pas non plus l’illusion que de bonnes intentions et des convictions vertueuses peuvent remplacer les exigences de ce partage.

La question organisationnelle

Il ne suffit pas de créer de nouvelles fonctions quelles que soient la clarté des profils et la pertinence des feuilles de route. Leur efficacité tient à deux conditions organisationnelles. La première c’est que la spécialisation et l’expertise nécessaires en la matière ne sont efficaces que si la coordination reste possible, si les nouveaux CSO peuvent, savent et veulent travailler de manière coordonnée et coopérative avec les autres fonctions. Ce n’est donc plus de missionnaires dont on a besoin dans cette fonction, mais de professionnels intégrés dans le business et les jeux de pouvoir de l’entreprise.

La seconde condition c’est de se souvenir que si une organisation doit évoluer, se transformer et évoluer en fonction des nouvelles responsabilités assignées à l’entreprise, il faut le faire à un rythme qui permet aux autres composantes de l’entreprise d’évoluer aussi. Cela demande donc de se « hâter lentement », d’ajuster le rythme au temps de l’apprentissage de l’entreprise, en résistant parfois aux pressions pour une célérité qui n’est pas forcément gage de succès.

Il faudrait pour conclure ne jamais négliger la dimension personnelle de ces transformations. Elle ne concerne pas seulement les nouveaux CSO mais tous les responsables d’une entreprise et plus largement tout le personnel. Faire en sorte qu’une nouvelle fonction de sustainability soit performante exige aussi une transformation personnelle, pas une conversion mais un apprentissage, quand on abandonne l’idéologie pour s’ouvrir au fait que ces questions sont complexes, tout comme les décisions à prendre, quand on abandonne la facilité de l’idéologie des donneurs de leçons pour apprendre et travailler à des ajustements réalistes et efficaces.
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[1] Eccles, RJ, Taylor, A. The evolving role of chief sustainability officers. Harvard Business Review, July-August 2023.

[2] Thévenet, M. Culture d’entreprise. Que-Sais-Je ? 2023 (nouvelle édition).

Tags: Développement Responsabilité GRH