Le neuvième épisode d’une série d’été sur les « grandes erreurs de management » évoque « le péché d’orgueil » sous ce titre accrocheur « Quand l’hubris du patron peut tuer son entreprise »[1]. L’article sollicite deux exemples emblématiques du péché en question, ceux de Jack Ma et Jean-Marie Messier, deux dirigeants qui ont défrayé la chronique dans un passé pas trop lointain. Cependant, le choix très médiatique et peu surprenant de ces exemples ne laisse pas d’interroger sur la dimension managériale de ce péché d’orgueil, sur la pertinence de ranger ces cas particuliers un peu extrêmes dans la rubrique des erreurs managériales.

En effet l’orgueil est un des premiers péchés humains, on le sait depuis toujours : il suffit de regarder l’histoire ou les grands textes de l’humanité. L’idée même d’être le maître ou la maîtresse de tout n’est-elle pas un des moteurs profonds du bipède, et une dimension première de leur vision du monde et du sens de leur action ? On n’a pas attendu d’avoir des entreprises et des managers pour le savoir et l’expérimenter.

Le bipède possède de nombreuses qualités qui le prédisposent à exagérer sa valeur et à s’imaginer au-dessus des autres, de la nature ou du temps. On ne peut en établir une liste exhaustive : la jeunesse donne l’impression de tout pouvoir et la vieillesse de tout comprendre, le hasard d’un don particulier donne l’illusion d’en être l’auteur et de mériter ainsi de surpasser les autres, la capacité à penser donne accroire que l’individu peut être sa propre origine et sa propre fin, les merveilles de la technologie laissent imaginer que tout problème peut ou pourra être résolu, sans besoin de personne comme Brigitte Bardot avec sa Harley-Davidson.

Franchement le péché d’orgueil n’est pas premièrement une question managériale mais une question banalement humaine. Et même dans le contexte de l’entreprise, elle n’est malheureusement pas réservée aux dirigeants mais largement partagée avec tous les salariés quand un bout de compétence, un minuscule surplomb hiérarchique, un petit différentiel d’avantage vis-à-vis d’un client, d’un usager, d’un fournisseur ou d’un autre collègue les font tomber dans l’ivresse de la toute-puissance. 

Il faut cependant reconnaître que la vie économique ou managériale fournit beaucoup de carburant au moteur de l’orgueil. L’article cité s’en fait l’écho ; on parle d’erreurs managériales, aux effets fatals pour l’entreprise mais la cause en est bien le dirigeant et sa manière personnelle de conduire l’entreprise. Une riche littérature sur le leadership exalte l’impact personnel du dirigeant et de la manière dont il construit une vision, déploie des stratégies, exerce sa position d’autorité sur l’organisation qu’il conduit. Et beaucoup d’apprentis leaders ou managers partagent l’idée qu’il est des réflexes, des modèles, des modes de pensée, des rôles personnels qu’il faudrait apprendre pour devenir un bon leader comme si la solution de la performance était en soi. Quand la performance est au rendez-vous on a alors vite fait d’imaginer que la seule cause en est la clairvoyance, l’intelligence et la vision du dirigeant qui en sont la cause, voire la seule cause.

Et si la personne est la cause première de la réussite, on comprend pourquoi la manière d’aborder les questions managériales et d’en former les acteurs va renforcer cette approche individuelle de l’action dans une organisation. D’une part les discours managériaux profitent de cette personnalisation de la réussite pour aider ceux qui ont l’orgueil de penser qu’ils seront la cause du succès ; d’autre part, en diffusant une manière d’aborder les questions managériales, elle renforce encore le carburant de cet orgueil.

Ainsi peut s’imposer l’idée des portefeuilles de compétences managériales, évoquant un ensemble de capacités individuelles que l’individu peut posséder, renforcer, faire fructifier, comme un portefeuille boursier ; et qu’est-ce qui renforce plus l’orgueil – ou qu’est-ce qui traduit plus l’orgueil – que l’idée que chacun est finalement maîtresse de sa performance et de son succès ? Ainsi peuvent se développer des formations curieuses pour inviter les managers, devant les difficultés de l’existence et les risques de burn-out, à apprendre la méditation, en allant plutôt en chercher les techniques dans le lointain (c’est plus vendeur) et en en développant une vision bien partiale selon laquelle la méditation devrait être un moyen de prendre conscience de son expérience à soi, pour mieux se connaître, pour gérer son développement, dans un plein épanouissent de soi. Toujours soi.

De manière un peu plus académique, un article récent illustre cette manière d’aborder le leadership d’une manière qui ne peut que renforcer cette hubris. L’article pose la question, d’ailleurs très pertinente, de l’accès aux fonctions de grande responsabilité comme une direction générale[2] ; l’auteur parle très justement d’un véritable « saut » vers de plus hautes fonctions. L’article basé, selon l’auteur, sur de nombreuses observations, égrène une longue série de conseils pour réussir le « saut du leader » comme il existe un « saut de l’ange ».

Un nouveau leader devrait être clair sur son nouveau rôle pour l’honorer pleinement, en comprendre les enjeux et les valeurs sous-jacentes ; il devrait prendre la mesure de sa mission de décideur malgré toutes les difficultés et les incertitudes, en tirant le meilleur de ce que ses équipes peuvent lui apporter ; il devrait aborder de front la réalité, en écoutant. Il devrait mettre la barre à ses équipes au bon niveau mais aussi savoir garder du temps pour lui, maintenir une distance salutaire, vis-à-vis des autres en particulier. Il devrait enfin rester clairement ajusté à ce qui le meut, à la manière dont les autres l’observent et interprètent ses actions tout en contrôlant pleinement ses émotions et construire elle-même l’histoire qu’elle va raconter sur son expérience. En un mot, comme dit l’auteur, « leadership lessons are all about you ».

De manière très intéressante l’article met l’accent sur ce changement, le saut que constitue la prise de responsabilités importantes ; il ne s’agit pas que d’une évolution tangentielle mais bien d’un changement souvent difficile à opérer comme chacun en a fait l’expérience ; il s’agit de changer de rôle et il est de la responsabilité de chacun de prendre les moyens de ce changement. Mais si l’article décrit une réalité est-ce que le principal péché d’orgueil n’est pas de limiter la réalité à ce qu’il décrit, de réduire la juste question managériale du changement de position à la seule démarche de changement personnel, de sa vision des choses, de la compartimentalisation de son existence, de la maîtrise de ses émotions, et de la construction des bons récits ?

En d’autres termes, est-ce que le vrai péché d’orgueil du leader n’est pas tant dans les dérives de l’hubris dont chacun est potentiellement victime depuis l’aube des temps, que dans le rétrécissement de la vision du leadership à une question seulement individuelle, est-ce que l’hubris n’est pas moins dans cette dérive personnelle que dans l’oubli de tout ce qui constitue le plus souvent l’angle mort du leadership ? Le problème de l’hubris des dirigeants n’est alors plus tant le péché d’orgueil dans lequel chacun tombe que dans le fait d’avoir fait de certaines composantes du leadership un angle mort de nos approches les plus courantes. Mettre en évidence la dimension personnelle du leadership est évidemment pertinent, mais pas au point d’occulter d’autres dimensions tout aussi importantes, voilà le vrai péché d’orgueil. Alors quelles sont ces dimensions oubliées, ces angles morts dans l’approche du phénomène. Il y en a au moins trois qui crèvent les yeux.

Le premier est la question clé de la performance : on peut l’appeler le résultat, la mission, la raison d’être, le projet ou l’objectif. Considérer le leadership n’a d’intérêt que par rapport à ce qu’il accomplit. Il est bon de s’en souvenir quand gagne le romantisme de la start-up où l’aventure personnelle, la complaisance pour la remise en cause de l’existant et la pureté des intentions et des convictions en font oublier ce qui est à accomplir, les règles de base de l’économie pour le dire humblement ou la contribution au bien commun, avec un peu plus d’emphase.

Le deuxième angle mort, ce sont les autres. Il n’y a de leader qu’avec des suiveurs, le leadership est moins un modèle à copier ou à installer qu’une relation à construire et à maintenir. Le leader n’émerge que par la volonté, pas forcément consciente, d’un collectif ; en matière d’entreprise, il n’y a pas d’aventure solitaire. Tout apprentissage du leadership devrait commencer par une meilleure compréhension des autres : ce n’est certes pas vendeur et les marchands de leadership ont plutôt intérêt à aller dans le sens du poil de l’orgueil banal et de faire croire aux apprentis qu’ils peuvent imiter les modèles : cela fonctionne pour les régimes amaigrissants, il n’y a pas de raison que cela ne fonctionne pas pour le leadership.

Le troisième angle mort a probablement à voir avec ce que Fanny Nusbaum appelle « la guimauve de l’humanisme »[3]. Il consiste justement à ne pas s’étonner devant les cas d’hubris du leadership comme si c’était une pathologie, comme si le système n’avait pas fonctionné, comme si c’était l’exception étonnante et imprévisible à la règle d’un management humaniste où cela n’aurait évidemment pas dû se produire. Le péché d’orgueil, ce n’est pas l’exception mais la norme, il n’y a rien de plus humain que l’hubris, en particulier quand on dispose d’un pouvoir quelconque. Le vrai enjeu d’apprentissage du management, ce n’est pas de fonctionner avec des personnes telles qu’un certain humanisme naïf les rêve mais telles qu’elles sont avec tous leurs péchés potentiels, avec toutes leurs vertus possibles. Le vrai péché du leader, ce n’est pas l’hubris, c’est d’avoir oublié de s’en prémunir, c’est d’avoir négligé les angles morts qui permettent d’en réduire les risques.
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[1] Kerdellant, C. « Quand l’hubris du patron peut tuer son entreprise ». Les Echos, 10/8/2023.

[2] Bryant, A. The Leap to Leader. Harvard Business Review, July-August, 2023.

[3] Nusbaum, F. L’art de l’excellence – En finir avec la dictature des humanistes. Alisio, 2023.

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