Les machines disait Gaston Berger sont « comme les habitudes, elles asservissent les faibles et affranchissent ceux qui ont des choses à dire ou à faire ». L’intelligence artificielle ne nous fait pas échapper à tel destin.

Ainsi, la bonne utilisation de l’intelligence artificielle comme toute technologie nécessite une élévation de la pensée à même d’engendrer une vision holistique, subtile et raisonnée des phénomènes et des situations pour ne point en faire un instrument supplémentaire de routinisation et donc de servitude. Pour ce faire, l’humanité n’a rien inventé de mieux que la culture par le truchement notamment de l’éducation classique.

Un grand chef d’entreprise français, Auguste Detoeuf, polytechnicien et fondateur l’Alstom, avait vu, il y a presque 70 ans, l’importance de cette éducation classique au service de l’industrie avec des arguments massues : « Certes, l’éducation scientifique doit être le fond même de la formation de l’industriel. Mais elle a besoin d’un correctif, d’un principe équilibrant, que seule peut donner l’éducation classique ; sa sécheresse, son formalisme étroit exercent trop naturellement sur l’esprit un despotisme véritablement tyrannique. C’est à un positivisme mesquin, ou à une conception étrangement théorique de l’Univers et de la Vie que conduit nécessairement un scientifisme sans barrières. Cette manière commode mais au fond trompeuse et décevante, de considérer, disséquer et de reconstruire les choses, exerce, grâce à la paresse naturelle de l’homme, un irrésistible attrait. Vus du point de vue où elle nous place, les mots ne sont plus que des signes trop précis, trop définitifs et, à dire vrai, sans interprétation pratique. La méthode scientifique annule toutes les nuances et crée partout des différences tranchées ; la souplesse infinie de la vie lui échappe et, pour celui qui ne connaît qu’elle et qui est dominé par elle, au lieu de se subordonner à cette souplesse, de tâcher de s’y adapter tant bien que mal, elle la veut réduire et figer en formules. Rien n’est plus faux, pratiquement, ni plus dangereux.

C’est cette conception étriquée, binaire, absolument efficace et non dénuée de jugements de valeur (Jean-Pierre Séris) dont héritent, de facto, les outils technologiques. Rien n’est donc « plus dangereux » pour reprendre les mots de Detoeuf qu’une intelligence artificielle qui ne rencontrerait pas « les correctifs » adéquats c’est à dire les infrastructures intellectuelles, morales, culturelles, sociales et politiques par le truchement de la nuance, du recul, du doute, de l’imagination, de la sensibilité, du tact, grosso modo tout ce qui permet de l’orienter au service de l’Homme. Seuls ces correctifs, ce supplément de conscience et de forces morales comme dirait Georges Friedmann permettent au Pharmakon de pencher plus du côté du remède que du poison. Ces correctifs ne vivent donc pas dans les choses mais dans les Hommes. L’intelligence artificielle qui implique des transformations profondes de nos organisations n’est donc pas un problème technique à résoudre mais un projet de société à penser et à mettre en œuvre. L’utiliser à bon escient est donc un pari sur l’intelligence humaine car utilisée intelligemment, l’intelligence artificielle ne s’oppose pas à l’intelligence humaine, elle la suppose.

Nous avons donc une opportunité historique pour faire enfin dialoguer grandeur et valeur, moyens et fins, scientifiques et poètes, par le truchement d’un investissement certain dans la culture au profit d’un Homme complet. Cet Homme, résolument responsable et tourné vers le futur dont Gaston Berger avait d’ailleurs dessiné les aptitudes majeures : « voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques, penser à l’homme » car disait-il « tout commence par la poésie mais rien ne se fait sans la technique. Mais il faut que la poésie soit partout si présente que l’apprentissage des mécanismes ne tarisse pas la source vive de la création ».

Ainsi, à l'heure de la micro-spécialisation attestée par des certificats et des "compétences", une « polytechnique de l’apprentissage » est plus que jamais d’actualité. Ironie de l’histoire, cet impératif était déjà d’actualité, il y a plus de 70 ans si l’on en croit cet extrait d’un article de 1947 dans le Journal Le Monde du philosophe et journaliste Jean Lacroix commentant l'ouvrage de Georges Friedmann "Problèmes humains du machinisme industriel" paru en 1946 :

« Le véritable apprentissage, disait Proudhon, ne consiste pas à apprendre un seul métier, mais plusieurs : la formation ouvrière ne peut résulter que d'une polytechnique de l'apprentissage. " Il faut, écrit Friedmann, que la plasticité professionnelle réponde à la plasticité technique de l'industrie. Il faut que la polyvalence de l'apprentissage réponde au polytechnisme de l'atelier mécanisé et sans cesse retransformé par le progrès. " Il faut donc créer de nouvelles formes d'instruction professionnelle combinant notions théoriques et entraînement pratique. " Un tel apprentissage implique une conception nouvelle et complète de l'éducation, où s'affirme au-delà des vieilles humanités un humanisme qui concilie culture et métier ».

Les grands penseurs de cette époque avaient compris le danger d’une « éducation » sans culture face à un développement exponentiel des techniques. Un sociologue comme Pierre Naville alertait déjà sur l’inutilité de l’humanisme verbal : « Le salut de l'Homme, ce n'est pas l'appel à des principes généraux et moraux sur le travail et la liberté créatrice, toujours en retard sur l'état de la société et qui ne sont au mieux qu'une protestation justifiée contre les dominations sociales; ce salut est dans la naturalisation de l'Homme, ce qui veut dire tout le contraire de la transformation de l'Homme en objet, ce qui signifie l’élévation des objets de l'activité au niveau où ils correspondent à l'esprit humain, où ils dialoguent avec sa pensée ». Autrement dit, disait-il « à l’intégration nouvelle d’un système mécanique complexe doit correspondre une intégration nouvelle des hommes attachés à ce système ». Cette quasi-loi esquissée par Pierre Naville, peut être élargie à toute intégration de système complexe quel qu'il soit (juridique, mécanique, informatique,). Une telle intégration nouvelle des Hommes exige, nous dit Georges Friedmann «la triple valorisation du travail, intellectuelle, morale, sociale » pour traiter les contradictions qu'apporte le nouveau système. Concrètement, cela veut dire que des sujets comme l'IA, la responsabilité sociale et sociétale... ne comportent pas en elles-mêmes des réponses organisationnelles nouvelles à des questions fondamentales.

 Travailler sur les réponses organisationnelles nouvelles en prenant en compte la triple valorisation du travail (intellectuelle, morale, sociale) eu égard aux défis qui sont les nôtres (IA, responsabilité sociale…), doit être le cœur de l'action de toute entreprise ou administration.

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