« Soi-même comme un autre » [1]

La pratique de la musculation a explosé ces dernières années ; de même l’intérêt porté par de jeunes gens à la chirurgie esthétique grandit dans les sociétés occidentales. Ces phénomènes récents, symptômes de « l’individualisation », montre que l’apparence physique devient une préoccupation centrale chez nos contemporains. Le corps est mis en scène sur les réseaux sociaux, il constitue une source d’admiration qui va stimuler « l’estime de soi ». Pour beaucoup de jeunes en particulier, le travail et la carrière ne sont plus aujourd’hui des moyens suffisants de valorisation car trop aléatoires ; l’emploi salarié dans des organisations souvent trop grandes et trop complexes n’offrent du sens qu’à ceux qui habitent les étages supérieurs. Sans doute, les résultats en musculation sont plus visibles et plus rapides, ils apportent une gratification immédiate tandis que la réussite professionnelle nécessite un investissement important qui rebute le plus grand nombre. Faut-il s’inquiéter de la remise en question de ces facteurs traditionnels (carrière, statut social, engagement professionnel …) permettant aux individus de nourrir leur quête d’identité ?

L’impasse de Narcisse : « Les miroirs devraient réfléchir avant de renvoyer des images » [2]

Lorsque Narcisse s’interroge dans le miroir argenté de la rivière, est-ce bien son visage qu’il voit ? l’image figée qu’il regarde n’est-elle qu’une apparence ? elle le fascine autant qu’elle le paralyse ; l’impasse de Narcisse est d’oublier qu’il existe par ce qu’il fait plutôt que par ce qu’il est ; d’abord à travers l‘élan qui le pousse à agir, l’énergie qu’il met dans son activité, la motivation avec laquelle il s’investit dans les projets qu’il conduit. L’histoire de Narcisse nous apprend qu'il ne suffit pas d'avoir un beau corps, encore faut-il s'engager dans l'action où là seulement on approchera ce que l'on est. La destinée de chacun est bien de se confronter à des événements où l'incertitude domine. Ce qu'il y a de plus singulier en nous ne peut être perçu que dans les situations variées que nous offre la vie, en particulier dans l’espace professionnel où nous sommes mis en relation avec d’autres personnes, celles qui nous confrontent à l’altérité. Le corps et l’esprit ne sont pas à contempler, mais à mobiliser pour en faire les outils qui vont nous aider à nous révéler à nous-même.

La compétence est un jeu, la méta-compétence un enjeu

Le projet professionnel se caractérise par le fait de sortir de soi-même en allant à la rencontre d’un métier, de son langage, des différents outils spécialisés et de leur évolution, de l'histoire de ceux qui ont pensé, fait, agi avant nous, bref de la culture ; par ailleurs, on entre nécessairement en relation avec des collègues, des partenaires, avec d’autres manières de faire, d’autres esprits : le collectif de travail se construit à partir de la qualité des liens entre ses membres et produit une culture spécifique. Il n'y a accomplissement de l'individu que dans la participation à un projet qui le dépasse. Ce ne sont pas ses connaissances qui définissent sa compétence, mais l’alchimie qui est en jeu ; en effet, chaque situation de travail donne la possibilité aux individus d'agir, d’exercer leur activité en tenant compte de l’environnement : ils pensent leur action et choisissent la meilleure combinaison de ressources susceptible d’optimiser le résultat et de préserver leurs intérêts respectifs. L’espace professionnel offre donc aux acteurs un terrain de « jeu » sur lequel ils vont agir et « s’arranger » [3] en fonction des enjeux qu’ils perçoivent ; c’est une occasion d’apprendre par le travail et les rencontres ce qu’on ne peut apprendre seul. Les méta-compétences nous aident à réfléchir nos compétences et à améliorer notre processus d’apprentissage. C’est une prise de recul particulière que cette « position méta », elle nécessite une hauteur de vue afin de réaliser cet aller-retour permanent entre le rôle d’acteur et celui d’observateur de son propre fonctionnement.

De l’amour de « soi » à l’intelligence de « jeu »

Pour porter un regard sur soi, il faut que l’individu acquière une image de soi : pas celle statique que Narcisse contemple à la surface de l’eau, mais celle qu’il se fabrique à travers ses expériences subjectives, et le retour qu’il peut obtenir des autres. Car « l’être humain a ceci de particulier qu’il construit sa propre valeur à partir de la valeur que l’autre lui accorde » [4]. La valeur qu’une personne se forme dans le temps à partir d’un processus dynamique qui évolue en fonction des images qui lui sont renvoyées. L’intelligence de « jeu » [5] s’exprime dans l'action et suppose la capacité du sujet à s’engager de manière pertinente dans une situation donnée. Car il existe deux types d’intérêt pour soi : un que l’on peut qualifier de primaire, lié au besoin d’exister, à l’instar du bébé qui découvre son image dans le miroir, et un second intérêt pour soi médiatisé par le regard des autres. Si le premier, l’amour de soi, implique un sentiment profond de compassion envers soi-même pouvant entraîner un certain égocentrisme, l’autre, l'amour-propre, est lié à la perception de sa propre valeur en fonction de ses compétences et de ses réalisations ; il peut être influencé par les succès et les échecs, ainsi que par la manière dont on est perçu par les autres ; il conditionne la confiance en soi.

La véritable introspection demande donc d'être attentif à son activité, à sa manière de faire quand on développe un savoir-faire. Nos méta-compétences décryptent notre action, cherchent à comprendre comment on s’y prend pour réaliser une tâche, comment on apprend et comment on mobilise nos compétences, comment on progresse ; c’est une capacité de métacognition, c’est-à-dire une faculté à avoir une réflexion abstraite sur soi. Elles révèlent notre maturité professionnelle. ____________________________________________________________

[1] D’après le titre de l’ouvrage du philosophe Paul Ricœur, aux éditions du Seuil, paru en 1990.

[2] Jean Cocteau

[3] En sociologie des organisations, « l’arrangement » peut constituer un mode de résolution des conflits

[4] Annie Langlois, maître de conférences en sciences de l’éducation

[5] L’intelligence de jeu, c'est l'efficacité dans la vision, l'anticipation, dans la perception des évènements. C'est la capacité à s'adapter sereinement et rapidement à une situation donnée, c'est aussi la capacité à résoudre une problématique en un minimum de temps et de manière efficace (extrait de www.entrainementdefoot.fr)

Tags: Compétence Méta-compétence Développement professionnel