Le leadership, c’est comme les vacances sur catalogue, la réalité de l’expérience correspond rarement aux images de la brochure. En matière de leadership on nous vend la dynamique et la griserie de la réussite à force d’actions inspirées, de vision et de charisme dans une agilité bienveillante qui assure un bien-être durable. Mais la réalité du quotidien est tout autre ; on a souvent bien du mal à expérimenter cet état fluide et efficace d’un leadership qui correspondrait à l’appartement-témoin ; le leadership au jour le jour est plus difficile et l’on peine à retrouver dans son expérience les codes et les modèles qui nous ont été enseignés ou médiatisés.

Dans un article récent[1], les auteurs suggèrent que la réalité du quotidien s’éloigne de l’idéal du fait de mauvaises représentations que se font les leaders du leadership ; l’idée finalement c’est que les leaders sont peut-être aussi responsables eux-mêmes de cet écart entre rêve et réalité. Parmi ces représentations délétères, les auteurs pointent l’idée du manque de temps pour être un leader et faire tout ce qu’il devrait faire ; submergée la leadeuse a suffisamment de difficulté à traiter le prescrit pour être disponible pour le leadership. Mauvaise représentation également que celle de ne pas voir d’alternative à leur manière actuelle de travailler, c’est-à-dire coller aux normes, respecter les règles, répondre aux exigences et honorer ses objectifs, sans échappatoire possible. Autre mauvaise représentation, celle du manque d’espérance et du défaitisme quand tout parait mal aller, sans espoir de pouvoir personnellement lutter contre l’inéluctable.

Toutefois la mauvaise représentation la plus intéressante soulevée par les auteurs tient à la perception même du besoin de leadership quand celui ou celle qui devrait faire preuve de leadership n’en perçoit pas le besoin : il ne voit pas l’utilité de s’occuper de l’humain, il ne perçoit pas qu’il est de sa responsabilité de s’en occuper. Ainsi, on n’arrête pas de vouloir donner des compétences, du sens, des outils ou des méthodes pour aider le leader à faire son job mais dans quelle mesure celui-ci considère-t-il que ce job est nécessaire et lui revient ?

Cela pose au moins trois questions : y a-t-il besoin de leadership, pourquoi les intéressés ne le perçoivent-ils pas toujours, et quelles conséquences devrait-on en tirer ?

Quel besoin ?

Certains riront de cette question, tellement le besoin de leadership est évident. On sait que dans tout collectif chargé d’accomplir quelque chose, une fonction doit être assumée, qui s’exprime par une liste des verbes : animer, piloter, rassembler, motiver, conduire, accompagner, contrôler, etc. C’est vrai dans tous les domaines, le sport, la musique, les sectes ou les entreprises, et c’est vrai à toutes les époques même si on aime changer la sémantique pour se donner l’illusion que les situations sont nouvelles.

Mais les enjeux des entreprises évoluent et la question des transformations s’impose aujourd’hui. Beaucoup d’organisations doivent impérativement procéder à des ajustements stratégiques du fait des enjeux du moment : ils sont écologiques, technologiques, sociétaux et géopolitiques. Ces impératifs de transformations et d’ajustements, comme toute crise, exigent des stratégies et organisations appropriées, mais aussi et surtout un engagement de tous pour développer des modes de coopération efficaces à tout niveau d’une organisation et le leadership est évidemment un des moteurs de cet engagement.

Il est un troisième niveau de besoin de leadership assez souvent oublié, celui des leaders d’en-bas, ceux qui, dans la proximité aux personnes et aux opérations, font en sorte que l’entreprise fonctionne correctement, ceux que certains appellent souvent avec un peu de dédain, les managers en les opposant aux leaders : sans leur intelligence sociale, leur sens de la performance et la discrétion de leur engagement, le fonctionnement des organisations serait plus difficile.

Pourquoi les intéressés ne ressentent pas le besoin ?

Les auteurs de l’article disent qu’un des freins à l’exercice du leadership dans le quotidien, c’est cette perception délétère qu’il n’y a pas besoin de leadership mais d’où vient cette perception, qu’est-ce qui la nourrit ? Trois sources peuvent être repérées. La première tient à l’impression que la qualité des organisations, des règles et des processus devrait suffire à générer de la performance. Nous sommes tous bureaucrates et nous rêvons qu’avec des règles, normes et contrats bien clairs, la vie sociale se déploie harmonieusement sans avoir à y intervenir. On pourrait même imaginer qu’une once de paresse contribue à entretenir cette perception des choses : tout ce qui peut nous enlever du travail est bon à prendre.

La deuxième source tient au fait que certains, en position de leader, expérimentent peu la relation aux autres et donc l’évidence du besoin de leadership, de la nécessité comprendre la réalité humaine du travail, de s’engager à mieux faire fonctionner des collectifs ou d’aider les personnes à se développer dans leur travail. Beaucoup de postes figent le responsable dans des tâches de reporting, de confrontation aux personnes, aux clients ou au business par écran, feuilles « excel » et audits interposés, sans jamais faire l’expérience directe et concrète des personnes. Même les réunions, dans leur formalisme compassé et la banalisation démotivante de leur déroulement, ne servent plus vraiment à cette confrontation aux autres. 

Troisième source, on peut comprendre l’occultation du besoin de leadership tienne aussi au fait qu’il est souvent difficile, douloureux et peu valorisant. Assumer la relation aux autres et en prendre soin n’est pas valorisant, on a l’impression d’être pointé du doigt quand cela ne va pas mais peu récompensé quand tout fonctionne normalement. Etre leader est parfois gratifiant mais c’est au moment ou après son départ, lors des oraisons funèbres. Et franchement, être le leader, « faire le leader » comme on disait autrefois, c’est tellement difficile : il semble y avoir un tel écart entre notre réalité quotidienne et ce qui nous a été enseigné, vendu comme solution miraculeuse, raconté comme légendes par des personnalités érigées en modèle. Dans la même veine, on pourrait rajouter qu’à force, dans tous les compartiments de la société, de traiter les leaders comme des gladiateurs, en les louant parfois, en les critiquant, moquant, tournant en dérision souvent, pourquoi prendrait-on le risque de rentrer dans l’arène ?

Quelles conséquences en tirer ?

La première conséquence est banale et ne mange pas de pain, elle correspond au managérialement correct et à l’idéologie managériale largement partagée. Il faut certes savoir recruter, il faut former efficacement au leadership, il faut valoriser les leaders et s’assurer de l’exemplarité de modèles de leadership qui suscitent un peu de mimétisme et d’entrainement dans une entreprise ou plus largement dans la communauté des leaders.

Toutes ces actions sont évidentes à énoncer. Il ne serait pas inutile d’évaluer tout ce qui se fait en la matière, en termes d’efficacité de la formation au leadership par exemple, de modes de recrutement des leaders dans les entreprises, de repérage des potentiels de leader dans le cadre de la gestion des carrières ; on pourrait aussi s’interroger sur la traduction concrète des ambitions d’exemplarité toujours et partout revendiquées ou affirmées.

Risquons-nous cependant à ouvrir quelques pistes de réflexion, sinon d’action car, comme toujours, la difficulté est de le transformer en action, en politique peut-être, mais surtout en quelques actions d’amorçage d’un changement de pratiques.

La première relève de l’expérience : comment faire pour que de futurs leaders fassent l’expérience des mystères du fonctionnement collectif, de la manière de les aborder, du goût de chercher à les élucider. Cela doit commencer très tôt, d’autant plus si cette socialisation a été expérimentée, dans la vie antérieure, à l’école ou dans les familles, d’une manière très diverse ou, disons, éloignée de ce qui est requis dans la vie professionnelle. Comment faire en sorte que les fonctions de leadership incluent cette confrontation aux autres en donnant par exemple une valorisation moins grande de la seule performance bureaucratique consistant à se conformer aux règles ? Comment faire faire l’expérience de la performance collective dans le travail, quand on prend la mesure de l’impact d’un bon fonctionnement collectif sur la performance concrète de l’activité.

La deuxième piste de réflexion et d’action concerne cette partie délaissée de la question du leadership celle du leadership de leaders ou de management des managers. Au-delà des évocations universalistes du leadership, reconnaissons que dans beaucoup d’organisations d’une certaine taille, il y a les leaders d’en haut et les leaders d’en bas avec un réel plancher de verre entre les deux : ce n’est pas seulement un plafond qui empêche ceux d’en bas de monter, c’est aussi un plancher qui empêche ceux du hait de prendre la mesure de ce qui est en-dessous. Il y aurait beaucoup à faire sur les discours tenus en haut sur le leadership d’en bas et sur les pratiques de ceux du haut vis-à-vis de ceux du bas.

La troisième piste, très difficile, concerne les leaders eux-mêmes, ceux qui ne ressentent pas ce besoin de leadership. Une partie de la solution – le début peut-être – dépend d’eux. Cette question du besoin de leadership est aussi une question qu’eux-mêmes doivent prendre en charge. Il en va de leur responsabilité, de la prise de conscience de ce dont ils ont à répondre ; il en va de leur engagement et celui-ci ne dépend pas que des autres et des organisations mais aussi d’eux-mêmes. Cette prise de conscience se fait souvent dans des périodes critiques : faut-il vraiment les attendre ?

[1] Quinn, R, Crane, B, Thompson, T, Quinn, RE. Why Real-Time Leadership is so hard ? Harvard Business Review, Jan-Feb 2024

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