Chacun connaît et use de cet adage : « l’argent n’a pas d’odeur » ; mais qui se souvient qu’il s’agit en fait d’une boutade de l’empereur Vespasien, faisant flairer une pièce de monnaie à son fils Titus, alors que ce dernier lui racontait que les romains se moquaient de sa création d’impôt sur ce qu’il est maintenant convenu d’appeler… les vespasiennes !? Autrement dit, l’argent semble propre même lorsqu’il est obtenu d’une source nauséabonde ! Et Voltaire de finir d’ôter toute morale à l’affaire : « Quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. » Charmant… et tellement vrai ! Money is money, no ?

Evidemment, la chose prend un autre relief s’il s’agit du pouvoir d’achat du français “moyen” (Sic !) ou des puissances d’argent développant des pressions sur le business ou sur le politique grâce à d’importantes ressources financières. Et même au niveau des entreprises, la notion de « création de valeur » impose un jugement purement financier sur une activité de production quelconque : des gains et des pertes… d’argent.

Il reste que la société marchande est forcée de ramener toutes choses à son équivalent monétaire pour pouvoir la considérer. Ce n’est pas sans conséquence – souvent à notre insu – sur la manière dont nous nous représentons le monde. Dans le rapport d’échange, en effet, l’équivalent monétaire fait référence à un tiers entre des valeurs de marchandises. La marchandise est la forme réelle ; sa valeur d’échange réside dans son prix. Mais le prix, dans une économie de marché décomplexée, ne dit plus rien de la valeur réelle de la « chose ».

Mais si l’on réduit l’argent à n’être que le signe de toute marchandise, on évite alors de se questionner sur sa place du sujet humain dans l’économie, dans le registre du désir, dans le registre du besoin. L’équivalence n’est donc pas l’identité : si l’argent est considéré comme l’équivalent général des marchandises, il n’en peut privilégier aucune et vient ainsi, par-delà sa fonction de signe, à celle d’être pur « signifiant », comme disent les linguistes, c’est à dire un « son » qui ne signifie rien : l’argent est un signifiant sans signification. Il promet n’importe quelle marchandise ; il recèle n’importe quelle potentialité : si on donnait la même somme à dix personnes, on pourrait d’ailleurs constater, au bout d’un temps donné, dix destinations différentes de ladite somme. L’argent n’est pas réductible à ses emplois, non plus qu’à ce que l’on pourrait appeler son « rôle ». Sa fonction ne lui est pas inhérente, il la reçoit. Cette ouverture quasi infinie de possibles fantasmés constitue pour l’homme un puissant moteur de jouissance ; c’est bien le ressort qui permet à la Française des Jeux… d’être aussi riche !

Le rapport de l’argent au besoin est donc déterminant. Le problème est de savoir si le besoin de nourriture et de logement est équivalent à celui d’un home cinéma, de tabac ou d’alcool ; l’argent ne le dit pas : ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas reste, en fait, à la discrétion de chacun. On connaît bien les avatars de ce que l’on appelle un « train de vie », qui peut laisser le riche plus démuni que le pauvre, au bout du compte ! Comme disait Balzac, avec un réalisme cinglant : « la prospérité porte avec elle une ivresse à laquelle les hommes inférieurs ne résistent jamais ». Il serait intéressant de se poser la question de la nature de cette « infériorité »…

Il est clair que l’argent a un rapport assez immédiat au besoin, au désir, à la demande, à la jouissance, et donc à leurs corollaires dans l’intersubjectivité « sociale » : la production, le pouvoir, la sécurité, voire la provocation, l’ostentation, l’affirmation d’indigence, etc. Tous, l’argent les représentera ; tous, il les servira ; tous, il les annulera. Devenant, dans l’économie actuelle, sa propre fin, il pulvérise toute signification.

Les conséquences sur la notion même de travail sont en général sous-estimées. Si le contrat est une convention entre deux ou plusieurs acteurs qui s’obligent à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose, le contrat peut être dit « de travail »… mais de quel travail s’agit-il ? L’argent en tant que signe des échanges, en effet, est ce à partir de quoi s’achète et se vend la force de travail. Ce faisant, il aliène le travail concret, « l’ouvrage », et lui substitue, avec la valeur d’échange, le travail abstrait. Le tout est de savoir, au fond, pour quoi on est « payé »…. D’où l’ambiguïté qui peut devenir dramatique – selon la réponse apportée – de l’expression « gagner sa vie » !

L’argent comme signe de l’échange devient pouvoir, puissance en acte. Sa manipulation se pose comme une dénégation affirmée de tout manque (puisque je peux « avoir » si et quand je veux), mais cela reste au niveau de l’objet, de la marchandise. Car en définitive, ce pouvoir et cette manipulation jouissive peut camoufler ce que les philosophes appellent « le manque à être », à savoir que « je ne suis pas ce que j’ai », et que là… le pouvoir m’échappe ! C’est peut-être de ce point de vue qu’il serait intéressant, pour chacun, de penser ou repenser son rapport à l’argent… et au travail !

Il est vrai qu’on entend aujourd’hui parler d’une jeunesse post-matérialiste, moins intéressée par l’argent que par une participation créatrice à des entreprises dont la rentabilité n’est pas l’unique raison sociale.

On pourrait s’interroger ici avec un brin d’ironie : est-ce bien raisonnable ?

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