« L’opinion est du genre du cri », écrivait Platon, en ce sens qu’elle relève plus d’une forme de spontanéité traduisant nos préjugés que d’une réflexion poussée. Il existe des véritables spécialistes du cri : les « toutologues » qui ont des opinions sur tout, des experts de tout, des experts de rien qui aiment prendre parti ! À leurs yeux, on est « pour » ou « contre », et si on n’est pas « pour », c’est qu’on est forcément « contre ». Pas de place pour le doute, la tempérance, la nuance. Comment éviter de tomber dans le travers des « cris » que l’on peut entendre au comptoir d’un bistrot mais aussi au cours d’une réunion de travail ?

André Comte-Sponville opère une distinction salutaire entre l’opinion « lucide », celle qui se sait opinion, et l’opinion « dogmatique », celle qui se prend pour le savoir qu’elle n’est pas[1]. La question qui se pose est bien celle de la lucidité. Si l’on nous enjoint souvent de porter un regard critique sur la masse d’informations qui circulent à grande vitesse dans notre société de l’infobésité, on nous invite relativement peu à développer ce même regard sur nos opinions. On nous dit même plutôt le contraire : nous faire confiance, croire en nous, nous fier à nos intuitions ! Dans son ouvrage Notre cerveau nous joue des tours, Albert Moukheiber (2019) insiste sur les limites de nos ressources cognitives qui amènent notre cerveau à faire des raccourcis. Il évoque l’importance des « métacognitions », des pensées sur les pensées, qui nous aident à prendre du recul sur l’influence exercée par notre enracinement familial, social et économique, et donc à nous demander si notre opinion est vraiment la nôtre. Dans la même veine, Nathan Devers (2024) nous invite à penser contre soi-même (titre de son ouvrage), à s’attaquer à nos opinions pour ne pas être la simple marionnette de notre identité. Car si l’on s’accroche tant à nos opinions, c’est qu’on en fait un élément identitaire, une affirmation de soi. On cherche à les défendre pour se défendre, au lieu d’être en quête de compréhension.

Idéalement, une petite voix intérieure devrait constamment nous alerter sur nos prises de position : par quel raisonnement suis-je arrivé à penser ce que je pense ? Et pourquoi pas se remémorer les paroles écrites et interprétées par la personnalité préférée des français :

« Et si j’étais né en 17 à Leidenstadt
Sur les ruines d’un champ de bataille
Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens
Si j’avais été allemand ?
Mais qu’on nous épargne à toi et moi si possible très longtemps
D’avoir à choisir un camp »
(Né en 17 à Leidenstadt, de Jean-Jacques Goldman)

Il y a dans ces mots la conscience que nos pensées et nos actions sont en partie déterminées par notre entourage, notre époque, notre nationalité, notre lieu de vie... On y trouve aussi le souci d’éviter le piège du simplisme, de la binarité, du manichéisme. C’est que l’humilité, si bien incarnée par Goldman, pousse au questionnement, au doute, à la nuance, et non au dogmatisme.

Le spectacle désolant que nous offre nombre de pseudo-débats télévisés où chacun cherche à convaincre pour vaincre pourrait nous faire croire qu’il s’agit d’une norme. Aussi, lorsque les échanges se tendent durant une réunion de travail, parce que des opinions ont été affirmées sans nuance par des personnes qui s’identifient à un statut ou à une ancienneté, il est bien sûr inutile de rajouter du cri aux cris. Pourtant, garder le silence nous ferait encourir un double risque : être perçu par les autres comme une personne fuyante ; avoir le sentiment de ne pas exister. Il est souhaitable de s’exprimer, mais par des mots qui permettent de sortir de l’affrontement stérile.

Comment ? D’abord, en admettant l’idée qu’un conflit n’est que l’expression de plusieurs libertés, et donc en commençant par reconnaître l’intérêt et la légitimité des diverses préoccupations partagées par chacun. Car il y a une potentielle part de vérité dans chacune des opinions, même les moins réfléchies, en ce sens qu’elles peuvent éclairer des pistes de réflexion : « Si j’ai bien compris, il y a telle préoccupation mais aussi la nécessité de… ». Puis, en suggérant délicatement sa vision sous forme interrogative : « Je me trompe peut-être, ce n’est qu’une idée, mais pensez-vous que… ». Cette forme de langage qui s’inscrit dans l’esprit de la CNV (Communication Non Violente) peut fonctionner à condition d’être le fidèle reflet d’une sincère posture de doute et de questionnement. Le fond et la forme méritent de s’inscrire dans une même lignée, celle de la nuance et de la mesure, pour ne pas faire injure à la complexité des situations. C’est le meilleur moyen de pousser chacun à modérer ses opinions et de faire ainsi avancer le débat.
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[1] André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, PUF, 3e éd., 2023, p. 911.

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