A l’heure des soft skills, alors qu’il est plus moderne d’inventer des notions plutôt que d’honorer les anciennes, voici dans cette chronique un « truc » à travailler, à transformer en indicateur, échelle, compétence et nouvelle injonction managériale, entre l’inclusion, la bienveillance et la purification comportementale : la confiance professionnelle !

Trois bienfaits au moins peuvent être reconnus à la confiance. Pour certains, c’est celui de la nostalgie quand on se souvient d’un temps où ils laissaient sans risque leur porte ouverte et leur vélo sans cadenas, où ils prêtaient sans crainte d’un défaut de remboursement, où ils développaient des relations sans imaginer une menace sur eux ou leurs biens. Pour tous, la confiance évoque l’efficacité : les relations commerciales dans la confiance exonèrent du temps, de l’effort et des honoraires de l’écriture des contrats ; la confiance dans les autres fait l’économie du coût de la sécurité : il fut un temps où au fin fond des forêts scandinaves vous pouviez utiliser des refuges, vous servir de nourriture dans leurs placards en laissant sur la table l’argent des consommations, voire votre numéro de carte de crédit. Cela coûtait moins cher que les automates sécurisés. Le troisième bienfait est enfin celui de la sérénité et de l’apaisement. La confiance permet de prendre le risque de l’autre, elle conduit à ne pas voir un risque dans l’autre : tout ce qui diminue les risques est un facteur d’apaisement et de qualité de la vie. Il en va de même dans le travail quand les relations professionnelles ne sont pas marquées du sceau de la menace, quand elles facilitent l’activité quotidienne, quand elles produisent une expérience relationnelle agréable.

Force est cependant de constater que la confiance n’est jamais allée de soi dans l’économie, la vie sociale ou l’entreprise en particulier. Plutôt que de céder à la facilité du « c’était mieux avant », il suffit de revenir aux textes anciens pour s’en convaincre. L’un des premiers péchés sociaux souvent répétés dans la Bible est celui qui consiste à fausser les balances dans le commerce et ce … il y a des milliers d’années : rien de nouveau sous le soleil, malgré l’affichage obligatoire et la vigilance de la Direction des Fraudes. Des siècles plus tard, Balzac dans la Comédie Humaine décrit avec force détails l’universalité des situations de défiance dans toutes les catégories de la société, dans la finance, le commerce, la politique, l’amour, les relations amicales et familiales. Et aujourd’hui, personne ne soutiendra que dans la vie des immeubles, des écoles ou des villes, la confiance en l’autre irait de soi. Ce n’est pas plus vrai dans les relations commerciales malgré les efforts des juristes, les habiletés des spécialistes des systèmes d’information, voire des consultants en éthique. Et la complexité, la confusion ou l’éclatement de valeurs de moins en moins partagées ne renforcent pas la perception de confiance.

Alors que faire quand nous reconnaissons le besoin de confiance dans le travail alors qu’il est si difficile d’en faire le pari ? R. Hurley[1] semble ouvrir une voie hasardeuse : l’idée apparemment curieuse et presque provocatrice de décider de faire confiance. Comment pourrait-on décider de faire confiance alors que celle-ci semble surtout résulter d’une expérience ; certes on prend un risque en faisant confiance mais l’évaluation de ce risque repose sur des conventions ou une expérience personnelle qui la rend possible. N’y a-t-il pas dans cette idée de décision la nouvelle expression d’un orgueil à penser qu’il suffit de le vouloir, que l’on peut modeler soi-même et ses relations aux autres selon sa volonté, qu’il existerait des secrets, enfin révélés, au bonheur dans les relations humaines ?

Hurley propose les facteurs pertinents qui interviennent dans cette décision de faire confiance. Ceux-ci aident à aborder la question de la confiance au-delà d’une vision trop naïve. Ils tiennent à la personne qui peut ou non décider de faire confiance mais aussi aux caractéristiques de la situation.

Pour les facteurs personnels, l’auteur rappelle la plus ou moins grande tolérance au risque selon les individus et la confiance représente justement un risque, celui de l’autre ; il évoque aussi le fait que la confiance peut être freinée ou plus difficile quand on ressent un malaise dans sa situation professionnelle ; enfin, la position de pouvoir occupée influence la prise de risque de la confiance quand on se reconnait des ressources hiérarchiques ou de pouvoir pour réduire justement la perception de ce risque : je fais confiance à l’autre parce que je sais qu’il ne peut m’atteindre.

Les facteurs tenant à la situation se rangent en trois catégories. Il y a premièrement la conjoncture de la situation : on ne fait évidemment pas confiance de la même manière selon le niveau d’insécurité perçue. En période de prospérité ou en cas de menace sur l’emploi, on ne sera pas dans la même situation pour faire confiance à ses patrons ; on aura également plus tendance à faire confiance dans une situation où la compétence de la personne semble pertinente à la situation, comme quand on suit aveuglément le guide quand on est en haute montagne ; enfin, la qualité de la communication instaurée entre les personnes aura un impact sur la probabilité de faire ou non confiance.

De manière évidente, on inclut dans les facteurs situationnels tout ce qui relève de l’expérience que l’on a eue de l’autre. C’est évidemment l’expérience de la relation qui facilite ou empêche la confiance. On décide de faire confiance parce qu’on a fait l’expérience de pouvoir le faire. Plus on a expérimenté la fiabilité de quelqu’un et sa bienveillance, plus il sera facile de « décider » la confiance à son endroit.

Mais les deux derniers facteurs « situationnels » sont les plus intéressants. Le premier est celui des similitudes : plus on se sent des points communs avec une personne, plus cela crée du potentiel de confiance. Dans un pays lointain, quand on rencontre des concitoyens, on serait plutôt prédisposé à leur faire confiance, à leur rendre un service, à suivre leurs conseils ; dans de multiples situations de la vie professionnelle une origine commune, une formation identique, un passage par les mêmes fonctions ou entreprises renforcent l’ouverture à leur faire confiance. Le tout est souvent de savoir ce que l’on a en commun, de le repérer et de le rappeler. C’est sans doute pour cette raison qu’une culture d’entreprise forte est une ressource pour générer de la confiance, justement parce que l’on voit et sent des références partagées.

Le second des facteurs à travailler est celui de l’alignement des intérêts : on a plus tendance à faire confiance à celui ou celle qui semble avoir les mêmes intérêts que soi, c’est le cas entre le médecin et le patient par exemple. Or les organisations sont des lieux politiques où chacun mène sa propre stratégie avec des intérêts personnels divers, souvent concurrents et ce, pas seulement entre l’employé et l’employeur. Si la divergence des intérêts est une évidence, cela ne signifie pas l’absence de tout intérêt commun, mais encore faut-il les chercher, les discuter, les partager formellement. Evidemment les démarches participatives sont un bon moyen pour ce faire, elles permettent de tester concrètement les intérêts de chacun et donc de les partager.

Même si le ton mécaniste et volontariste de l’idée de décision de faire confiance peut agacer ou faire sourire, certains des facteurs évoqués présentent de l’intérêt, pour peu que l’on reconnaisse à la confiance des bienfaits et des sources de performance.

Premièrement, en pointant des facteurs facilitant la confiance, on sort d’une approche naïve selon laquelle la décision de confiance s’imposerait comme un impératif : le management devrait être un management de la confiance sans aucune référence aux difficultés de la chose et aux réalités humaines. Plus qu’un impératif de la confiance, c’est une injonction parfois faite aux managers, sans aucune référence aux exigences de réciprocité ou aux caractéristiques particulières d’une situation. Selon ces simplismes, la confiance ne reviendrait qu’au manager comme s’il en allait pour lui d’une exigence d’orientation ou de disposition personnelle.

Deuxièmement, de tels conseils rappellent que l’existence d’un problème ne requiert pas forcément de travailler dessus. Si le problème est la confiance, faut-il agir sur elle ou sur l’environnement de travail dont les caractéristiques favorisent ou non cette confiance ? Donne-t-on suffisamment d’importance à ce que l’on partage dans une organisation, à ce que l’on a en commun ? Travaille-t-on assez, comme dans n’importe quelle négociation, sur les éventuels intérêts communs qui ont besoin d’être parfois construits et renforcés ? Est-ce que l’on se prépare pendant les périodes fastes et sereines à assumer des moments plus difficiles selon des scénarios de crise qui, pour imparfaits qu’ils soient, permettent souvent de renforcer la perception d’intérêts communs ? Est-on constamment attentif à son exemplarité, à sa fiabilité, à sa responsabilité qui sont les feux verts pour une confiance future ? Est-on toujours sensible à la nécessité d’honorer sa compétence en permettant aux autres de l’observer et de la vérifier ? Conclusion : la confiance se décide peut-être mais elle se prépare certainement.

Troisièmement - et pour autant que la conviction s’installe que cette confiance apporte non seulement de l’apaisement et de la sérénité mais aussi de la performance -, on aura compris à la lecture de ces facteurs de décision, que la confiance relève aussi de la décision d’assumer les relations humaines. En la matière il est difficile d’attendre que des automatismes et des batteries de processus même artificiellement intelligents, remplacent ou pallient la chimie humaine à l’origine de la confiance. Finalement ce n’est peut-être pas de la décision de faire confiance dont on a besoin, mais tout simplement de reconnaître cette réalité anthropologique de base. C’est à ce prix que pourrait se développer de la confiance professionnelle dont tous les autres compartiments de la vie sociale, d’ailleurs, pourraient bénéficier.
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[1] Hurley, R. The decision to trust. Harvard Business Review. Special Issue, Winter 2023.

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