Le paradoxe est à la fois une affirmation contraire à la pensée dominante (la doxa) et une contradiction entre deux termes, une sorte de « contradiction interne » comme dans le fameux « il est interdit d’interdire » de l’humoriste Jean Yanne. D’un côté, il s’agit de ce qui s’oppose à ce qui est communément admis (sans que cela ne préjuge ni de la plus grande vérité de l’un ou de l’autre, ni des raisons pour lesquelles l’un est communément admis et pas l’autre). De l’autre, il s’agit de deux termes dont la réunion est contradictoire, comme deux composants qui se repoussent pour former un alliage complexe mais uni.

Au travers de cette digression, qui laissera peut-être le lecteur songeur, on tire une autre ficelle. Une ficelle dont l’un des deux bouts trempe dans la mer démontée du politique et l’autre dans les entrelacs du complexe : d’un côté, la pensée d’ordre politique qui convoque un « bon sens » qui devient « sens unique » et « sens commun ». Il s’impose alors au plus grand nombre sans conteste possible puisqu’il s’affranchit de tout argument étant réputé « bon ». De l’autre, la complexité inhérente aux choses que l’on ne connaît pas suffisamment pour en lire les principes fondamentaux qui les régissent, à l’image de la montre d’Einstein dont on sait qu’on ne saura jamais la vérité des mécanismes internes. En d’autres termes, les deux bouts d’une même ficelle : la manière d’appréhender la complexité inhérente aux situations et le politique qui régit la manière de les affronter. Compréhension du réel et « approche » politique sont des sujets inséparables (Bourdieu, 1984).

Or, l’équilibre d’un édifice social dépend en partie de deux facteurs :

  • Le degré de justesse que le corps social accorde au politique dans sa lecture du réel comme dans l’analyse et les conclusions qu’il en tire ;
  • Le sentiment de justice qu’il éprouve à l’égard des décisions qui en résultent et le concerne directement.

Il n’y a là rien de bien nouveau pour appréhender la société contemporaine, et notamment l’entreprise, si ce n’est, peut-être, des facteurs aggravants qui conduisent à ce que certains paradoxes jusqu’alors supportés ne deviennent potentiellement la cause de fractures irréductibles. C’est du moins la thèse que je formule et que je propose d’explorer au travers de 2 axes : le prisme temporel et la radicalité simplificatrice.

Le prisme temporel

La dimension temporelle est un des prismes au travers duquel un corps social apprécie la justesse des décisions politiques. À l’échelle de l’entreprise par exemple, c’est l’un de ceux qui expliquent vraisemblablement en partie le divorce entre certains salariés et une forme d’entreprise dont la finalité réduite à la satisfaction d’intérêt de court terme détruit le sens même de la mission et du travail. Ce prisme agit comme un révélateur d’une dissonance entre l’idée que l’on se fait de ce qu’il faudrait faire et la réalité qu’on éprouve. Cette dissonance est source de souffrance. Avoir la conscience de l’importance des enjeux et la conviction que les réponses qu’ils supposent ne peuvent rien avoir d’immédiat, et être confronté à des réponses politiques, qu’elle qu’en soit l’échelle, contraintes par les nécessités plus ou moins avouables de la réactivité, est une source de tension.

Or, c’est notamment le cas sur les sujets climatiques et énergétiques. Il n’est en effet objectivement pas défendable d’affirmer que les réponses sur ces thèmes vitaux relèvent du temps court (ce qui ne légitime en rien de ne pas commencer à agir au plus vite). Le sujet des normes environnementales qui s’imposent aux agriculteurs, par exemple, relève en partie de cette dimension temporelle. Ce n’est pas la pertinence de la finalité durable de ce qui est visé qui est en cause mais le temps nécessaire pour y parvenir (et les incohérences des mesures entre elles) au regard du sacrifice que cela demande. En résumé, quand le corps social a acquis la conviction que ce qui compte se joue à long terme, il n’accepte pas les mesures de court terme qu’il assimile, à tort ou à raison, à des gesticulations politiques. La lecture du climat social contemporain peut aisément laisser à penser que cette dissonance-là s’accentue.

La radicalité simplificatrice

L’importance des enjeux appellent aussi sincèrement que légitimement chez certains des réponses simplificatrices. Les peurs qu’ils charrient inévitablement, comme l’éco-anxiété par exemple, et dont on ne peut nier la réalité, nourrissent des réactions exacerbées. Quoi de plus compréhensible que d’appeler à des mesures radicales face à des sujets vitaux ? Mais c’est précisément-là où la radicalité des postures et des solutions, alliée à une pensée simplificatrice, ajoute une double difficulté.

La première difficulté réside dans le fait que ces radicalités nient la complexité des sujets. C’est aussi facile que naïf d’affirmer de manière péremptoire qu’il suffit d’interdire immédiatement le glyphosate aux agriculteurs tout en espérant manger à sa faim le lendemain matin puis être le premier à s’émouvoir lorsqu’on prend conscience de la surmortalité par suicide des exploitants agricoles par rapport à la population générale[1]. C’est aussi un peu rapide d’affirmer qu’il faut arrêter le nucléaire au plus vite tout en espérant remplacer le parc routier de véhicules électriques. Bref, on le sait depuis longtemps, à l’image du secteur humanitaire qui a parfois bien du mal à endiguer les bonnes volontés qui n’ont pas pris conscience que c’est un métier, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

La seconde difficulté réside dans le fait que l’expression de cette radicalité ne se fait jamais sans conséquence sur les autres. On comprend aisément la position intellectuelle qui consiste à affirmer que seule la radicalité permet de faire bouger les lignes lorsque le politique est immobile. Mais l’expression de cette radicalité-là a aussi des conséquences sur d’autres, alimentant division et fractures sociales là où l’importance des enjeux exigeraient surtout d’agir solidairement. Lorsqu’une catégorie sociale demande implicitement à une autre de se sacrifier au nom d’un idéal qu’elle juge supérieur, que le sacrifié y adhère ou non n’est plus le sujet.

Or, l’observation des temps contemporains sur de nombreux plans ne rassure pas quant à la subtilité des positions et les nuances de la pensée qui les guident. Entre visions manichéennes, ignorance des enseignements de l’histoire, déficit de réflexion et affirmation de soi, la radicalité réductrice est bien installée.

Le paradoxe socratique

La combinaison de ces deux axes a des conséquences à l’échelle de la personne et à l’échelle collective.

  • D’abord, à l’échelle de la personne. La souffrance issue du premier est renforcée par l’exposition à la brutalité du second. Le premier axe fabrique en effet dissonance et sentiment d’impuissance quand le second nourrit un sentiment d’injustice. Or, dans cette optique, rappelons le propos introductif sur l’importance de la justesse (qu’on prête à l’analyse politique) et de la justice (des conséquences de ses décisions). On a donc là les ingrédients d’une fracture profonde, peut-être irréductible chez certains.
  • Ensuite, à l’échelle collective, dès lors qu’une classe sociale (on en revient à Bourdieu) réunit toutes ces caractéristiques, comme on l’imagine aisément pour le personnel soignant ou le monde agricole par exemple, alors la souffrance mue en une forme de violence car il n’y a plus d’autres options. Et même si cette violence n’a rien à voir avec celle subie, on cherche à la colmater ensuite comme on peut.

On pense d’abord au paradoxe socratique (celui qui fait le mal ne le fait pas volontairement mais par ignorance). Or, à mesure que l’urgence et l’importance des enjeux frapperont les esprits, les bonnes volontés pavées de bonnes intentions, risqueront d’ajouter à la souffrance et à la difficulté.

En outre, les réponses immédiates pour « calmer » les colères de manière à préserver un édifice social fragile nourriront la dissonance liée au prisme temporel. En d’autres termes, croire que l’on « achètera » une souffrance profonde comme on calme un enfant qui pleure, en dit long sur la mesure des enjeux.

En conclusion, nous n’avons pas d’autre choix que d’être solidaires et unis. C’est le sens même des responsabilités.
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[1] Voir à cet effet le rapport d’information d’Henri Cabanel et Françoise Férat à la commission des affaires économiques du Sénat en mars 2021 sur les moyens mis en œuvre par l’état en matière de prévention, d’identification et d’accompagnement des agriculteurs en situation de détresse. https://www.senat.fr/rap/r20-451/r20-4511.pdf
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Références :

Bourdieu Pierre (1984) Questions de sociologie, Les éditions de Minuit

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