Le management n’est-il pas d’abord une affaire de gestion des conflits ? Car les intérêts, les besoins et les attentes des acteurs dans l’entreprise divergent et s’opposent bien souvent. Or, deux phénomènes entravent la capacité des dirigeants et des managers à gérer les conflits. Le premier, l’effet de cour, est bien ancré dans la culture française, l’Ancien Régime nous ayant laissé en héritage une patrie de « l’honneur »[1], c’est-à-dire des protocoles, des rangs, des étiquettes. Le second, la pensée positive, s’inscrit dans la mouvance du récent courant du happy management importé des États-Unis qui en vient à décréter le bonheur au travail. Comment s’affranchir de ces deux phénomènes qui affaiblissent de manière insidieuse le management ?

Les dérives des effets de cour

Qu’il peut être agréable pour un dirigeant ou un manager d’être entouré de collaborateurs qui applaudissent chacune de ses prises de position. Ce n’est pas l’apanage du leader narcissique. Simple faiblesse humaine que de céder au titillement de son ego. À travers sa fable du corbeau et du renard, Jean de la Fontaine nous avait pourtant alerté sur les risques de l’effet de cour : « Tout flatteur vit au dépends de celui qui le flatte ». Les flatteries ne sont jamais gratuites. Elles rapportent aux courtisans qui se maintiennent dans une situation de privilège et coûtent au manager placé dans l’illusion de la pertinence de ses choix. Le manager se croit entouré, il est seul. Nombre de personnalités connues dans le domaine artistique ou sportif évoquent l’importance de la famille et d’un petit cercle d’amis d’enfance qui leur parlent franchement, sans ornement ni complaisance, pour les aider à rester lucides face aux sirènes de l’hypermédiatisation.

Le courage ! C’est ce dont dirigeants et managers ont besoin pour s’entourer de collaborateurs ni courtisans ni dociles, mais plutôt rebelles par loyauté envers l’entreprise. Contrairement aux idées reçues, les rebelles sont les plus loyaux. Ils prennent le risque de déplaire en pointant du doigt des décisions qu’ils trouvent inopportunes. Le courage en management consiste à solliciter les réelles convictions de son entourage et à changer d’avis dès lors que les arguments apportés sont convaincants. C’est pourquoi le courage est indissociable de l’humilité, posture managériale qui correspond à la conscience de ses propres limites, et donc à l’intérêt de s’appuyer sur les ressentis, les connaissances et les expériences des autres.

Les dérives de la pensée positive

Face au constat d’une certaine souffrance au travail qui nuit tant aux salariés qu’aux entreprises, les start-up de la Silicon Valley ont inventé le concept de happy management pour mettre en avant l’importance du bien-être au travail. Le postulat fondateur de ce courant managérial est qu’un salarié heureux est un salarié rentable. Mais lorsque le bonheur au travail s’impose comme une norme à laquelle il faut adhérer au nom de l’esprit corporate, on peut s’interroger sur l’ouverture à l’accueil des pensées contestataires exprimées par des salariés alors vus comme rabat-joie. La pression implicite invitant chacun à rester positif serait-elle un nouveau chemin menant à la « servitude volontaire »[2] ?

Le dernier album d’Astérix « L’Iris blanc » illustre de manière magistrale les dangers de la pensée positive. Il met en scène un manipulateur romain qui cherche à endormir la vigilance des habitants du fameux village gaulois, connus pour leur caractère rebelle et bagarreur, en les familiarisant à l’usage de paroles qui voient le beau, le bon et la poésie en toutes choses. Très révélateur de l’efficacité du piège tendu est le moment où les villageois écoutent et commentent avec bienveillance le concert inaudible du barde qui était habituellement mis hors d’état de nuire avant d’avoir pu entonner le moindre chant : « c’est un parti pris audacieux », « je ne peux pas dire que je n’aime pas », « moi je dis la liberté d’expression avant tout », etc. La parole authentique est tue, prisonnière d’un artificiel habillage de positivité. Or, seule la parole authentique permet la coopération entre les acteurs de l’entreprise.

« La paix n’est pas l’absence de guerre mais la concorde des âmes », écrivait Spinoza. C’est bien la concorde des âmes qui est mise à mal par les effets de cour et les excès de la pensée positive qui inhibent et anesthésient toute conflictualité. Courage et humilité doivent aider dirigeants et managers à se confronter au réel, à la diversité des points de vue, aux inéluctables conflits cognitifs qui méritent d’être gérés, discutés, et non étouffés.
______________________________________________________________________________________________

[1] Philippe D’Iribarne, La Logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Seuil, 1989.

[2] Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Fayard, 2021.

Tags: Pensée positive Management Relations au travail