La fréquentation de grands professionnels en situation de gestion de projets est toujours pour moi l’occasion d’un émerveillement avéré. Ho, il ne s’agit pas de leur niveau de maîtrise technique ou de leur expertise dûment patentée et exercée ; non, cela concerne plutôt ce niveau d’approximation salutaire, et pour tout dire très calculé, absolument paradoxal pour toute rationalité trop simple ou trop élémentaire. A l’usage, on s’aperçoit que cela ouvre une marge de liberté que les contraintes de tous ordres interdisent, par principe. C’est tout à fait étonnant.

Comprenez-moi bien. La question n’est pas du tout d’avoir l’esprit tortueux : les tortueux cherchent à simplifier les choses en les compliquant, ce qui ne marche que très rarement. Il s’agit plutôt ici d’enrober le possible d’une sorte de flou artistique qui permette parfois, ici ou là, de repousser l’impossible. Comme par surprise : et voilà ! Et vu que ce n’était pas officiellement planifié, cela parait naturel. Ces grands hommes parviennent ainsi à insuffler dans une réalité prosaïque, souvent dominée par un déterminisme socio-organiso-relationnel communément stupide, un espace de manœuvre qui confine à la création ex-nihilo.

Certes, ce funambulisme professionnel se justifie tout à fait au regard de la réalité humaine, les caprices des hommes présidant au moins autant aux destinées d’une entreprise… qu’une pensée rationnelle fondée sur une stratégie et une vision à long terme, proportionnée à la rigueur technique requise par l’ingénierie de projets précis. Mais en faire une supra compétence indécelable à l’œil nu, immanente à tout processus de décision et strictement transparente pour la hiérarchie, alors là : chapeau !

A la réflexion, cela procède d’un double mouvement, d’une heureuse conjonction entre un cynisme expérimenté et une bienveillance éclairée. Non pas qu’une pointe de malice ne pousse pas ces cadors à cueillir, ici ou là, les piments jouissifs du pouvoir ressenti ; mais disons que, l’un dans l’autre, cela crée chez eux les conditions d’un réalisme assez équilibré et somme toute… efficient !

Cynique, on ne peut pas ne pas l’être, après quelques années d’expérience de ce que certains appellent la « vie » professionnelle. Mais ceux qui en restent à ce seul cynisme, alternant entre le nihilisme communautaire et le scoutisme d’entreprise, subissent éternellement les caprices du dessus, qu’ils répercutent d’ailleurs scrupuleusement en dessous. Parce que, peu ou prou, ils s’en tiennent à ce qu’ils ont dit pour agir et à ce qu’ils ont fait pour communiquer. Il y a toujours une petite part de naïveté, dans le cynisme.

Mais si l’on interpose entre l’indignation et la déception cette sorte de bienveillance généreuse qui, connaissant la nature humaine, ne lui demande pas plus que ce qu’elle peut donner, tout en lui prodiguant tout ce qu’elle veut entendre… cela produit ce « gai savoir » quasi nietzschéen qui permet de tirer parti des contingences, des fadeurs et autres insipidités usuelles pour tracer un destin au dessus du lot.

Et de fait, ce gai savoir instille dans le quotidien cette sorte de joie de vivre mi-superficielle, mi-sincère qui, servant de rempart à l’Homme, transforme le temps qui passe en un ré-enchantement volontaire des relations humaines. Par son cynisme, une telle volonté est pur calcul ; mais par sa bienveillance, elle a le visage de la spontanéité. Si bien que son auteur même se laisse prendre au jeu, telle une chimère élégante et charmante convaincue de ce fait de la simplicité de sa nature : le « calcul-spontané ».

Disons le tout net : les fruits sont mirifiques ! Arriver où l’on voulait sans avoir l’air d’y être allé, et ne pas être allé là où l’on ne voulait pas, tout en s’y étant dirigé… est un art consommé de prudence et d’intelligence.

Il reste que c’est dur, souvent, d’être seul.

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