Racines

Ou la perte de la matérialité du travail

Quand des agriculteurs au revenu insuffisant, sont passionnés par leur métier, des cadres bien rémunérés se désengagent et démissionnent. Pourquoi ?

La matérialité du geste n’appartient plus au travail

Le travail n’est pas que cognitif ou interrelationnel. Il est aussi kinesthésique. Le corps participe à l’activité, il est son véhicule. Quand parle-t-on du corps ? Quand il fait mal. Ce sont les Troubles Musculo Squelettiques (TMS).

Sans doute aura-t-on oublié l’apport des psychologues cognitivistes qui tel Francisco Varella ou Pierre Vermeersch ont si bien décrit comment fonctionnaient les différents cerveaux de l’individu placés dans les différents endroits du corps. Ou l’apport des didacticiens du travail qui tel Pierre Pastré ou Gilles Vergnaux, ont identifié et analysé l’intelligence de la main.

Je me souviens de l’analyse de Pierre Vermeersch qui cherchait à comprendre l’intelligence du geste d’un footballeur ou d’un rugbyman en train de jouer. Savoir lequel, du cerveau cognitif, ou de la partie agissante du corps, pied, main ou tête suivant le sport, serait convoqué en premier. Pour explorer ce phénomène de matérialité du geste, il a inventé l’entretien d’explicitation (repris par l’action de formation en situation de travail). L’objectif fut d’aider la personne à identifier chacune des étapes d’un processus complexe qui maille l’intelligence en situation du corps, de l’esprit, du cœur avec l'affect et les émotions ainsi que l’intuition. Comment, par exemple, sans consigne formelle, le joueur saura non consciemment, la façon dont son adversaire pourrait se placer sur le terrain de jeu et recevoir le ballon. Il anticipera la direction où le lancer pour que le ressortissant de l’équipe adverse ne puisse pas s’en saisir. De concert, un simple regard aux autres joueurs de son équipe leur signifiera son choix. Et toute cette réflexion se déroulera en jouant, dans le cours de l’action !

Les entraîneurs ont explicité ce phénomène lors de nombreux feed back avec les joueurs. Ils ont fait apparaître différentes techniques de jeu. Le football et le rugby se caractérisant par des situations toujours imprévues sur le terrain, chaque joueur inventera le mode le plus opérationnel pour réussir son coup. Le maillage des différentes formes d’intelligence individuelle en résonance avec celles des autres joueurs, fabriquera un collectif qui agira comme une seule et même personne. Entre intuition, cognition, émotions, perceptions dans l’instant, ancrages mémoriels et volonté de réussir le geste, aucun mode de fonctionnement ne sera étranger au sportif et à son équipe quand ils désirent la victoire. La matérialité de leur geste sera celle du but à atteindre.

On ne pourrait qu’engager les gouvernances des entreprises à réfléchir comment des salariés contraints par leur travail, pourraient retrouver toute ou partie de la matérialité de leur geste afin de mieux vivre au quotidien, leurs racines identitaires ! Gagner ensemble est plus qu’un pari, c’est une réussite potentielle pour tous !

L’intelligence de la main

Au début des années 2000, Pierre Pastré et Gilles Vergnaux, psychologues cognitivistes et didacticiens du travail, ont exploré comment dans les ateliers de montage automobile, les ouvriers savaient réparer les machines. Leur geste était sûr, précis et efficace. Pourtant, ils n’étaient pas formés à la technique. Intuitivement et de façon pragmatique, ils avaient compris le mode de fonctionnement des outils et leurs mains savaient les réparer.

Pierre Pastré, bourguignon, s’est aussi intéressé à l’intelligence de la main de l’ouvrier viticole. Sans formation, ce dernier savait quand il fallait greffer, tailler ou planter de nouveaux ceps.

L’exploration de ces différentes formes d’intelligence montre à quel point la frustration peut être grande pour la personne reléguée à la seule saisie de données sur un ordinateur. La matérialité du geste, ce qui la rattache à la vie lui est refusée. Au travail, l’être humain n’utilise qu’une partie de ses capacités. Si jamais un jour il ressent un mal-être, il ne saura pas pourquoi. A aucun moment, on ne lui aura dit qu’il pouvait faire autrement. Et on ne le lui aura pas permis quand il en aura eu envie.

L'être humain est un tout. Il fonctionne avec sa cognition, ses perceptions et sa subjectivité. Pensée par les organisations du travail, il résulte de l’impasse qu’elles font sur le côté intuitif, émotionnel et kinesthésique de l’intelligence, un grand stress pour la personne. Leur façon de procéder témoigne d’une ignorance majeure de l’unité du mode de fonctionnement humain, de ses racines identitaires.

Serait-il possible de penser autrement l’organisation du travail afin qu’elle prenne en compte la pratique inventée par l’individu en situation de travail ? Celle qui saurait peut-être résoudre un problème que le protocole imposé au salarié ne serait pas en capacité de solutionner ?

Place aux individus à la plus forte capacité d’abstraction

Le monde du travail (et pas seulement lui) fait grand cas des individus à la plus forte capacité d’abstraction. Inutile pour eux de lire les rapports du Sale Force ou d'écouter les savoir-faire opérants qui viendraient de l'atelier ou du bureau. L’idée reçue est que la plus grande abstraction d’un problème est la seule façon de le résoudre.

Alors toutes ces personnes très intelligentes sur un plan cognitif, vont rédiger des règlements, des normes, des injonctions et des prescriptions sans avoir considéré l’intégralité de l’intelligence humaine sur toutes ses facettes. A qui, à quoi cela servirait-il ? La cerise sur le gâteau sera que ces ordonnances seront accompagnées de sanctions si jamais le salarié ne les suivait pas.

Il y a quelques années, j’ai accueilli dans un centre de formation qui « réinsérait » les personnes au chômage, des cadres supérieurs. Leurs compétences étaient fonctionnelles sans lien avec le terrain. Pour réintégrer la vie du travail, ils devaient devenir opérationnels et présenter des savoir-faire reliés avec les besoins des entreprises. Toute une période de réadaptation avec la matérialisation de l’activité fut nécessaire. Les moyens furent ceux de l’audit opérationnel en environnement ainsi que l’audit social des organisations. Cette reliance pragmatique entre les besoins de l’entreprise, développer un produit, un service et leurs besoins à eux, retrouver un emploi, fut le déclic pour réintégrer une activité. ils avaient renoué le dialogue entre professionnels, côté pragmatique d’une compétence opérationnelle reconstituée.

Et si, pour une entité, le point de vue des salariés, cadres ou non cadres, apportait l’éclairage de leur expérience sur les décisions à prendre ? On pourrait y penser grâce à un management de type collaboratif…

Les paysans sont des gens heureux sauf que…

Dans l'activité agricole tout fait lien. Tout fait sens. Le contact presque charnel avec la terre ; le lien kinesthésique et émotionnel avec les animaux ; la fragrance des près fraîchement coupés ; le bruit des épis de céréales qui mûrissent au soleil… On a voulu en faire des fonctionnaires agricoles et on les a contraints à un travail administratif qui n’était pas le leur. On les a surveillés dans leurs tâches au quotidien dès fois qu’ils prennent trop de plaisir à l’exécuter. Et ce fut réussi ou presque.

Leur colère est plus profonde que celle de professionnels qui luttent pour avoir un revenu décent. Elle pointe un antagonisme entre un monde qui se virtualise et celui qui reste attaché à ses racines, à la terre. Leur lutte revêt un côté sociologique puissant d’un clivage dans une société qui valorise et rémunère plus les individus qui disposent du plus fort pouvoir d’abstraction que ceux qui ont les mains dans les racines.

Leur en voudrait-on du plaisir qu’ils ont à travailler ? N’aurait-on pas plutôt à prendre exemple sur eux pour retrouver dans les organisations qui se sont fermées sur elles-mêmes dans un objectif de performance, le plaisir de travailler ? Personne ne l’ignore, sans plaisir on ne peut poursuivre longtemps une activité qui n’apportera pas la satisfaction des besoins fondamentaux. Entre somatisation et joie à travailler, le choix de la performance est pourtant vite fait. Et si les gouvernances y pensaient ?

Les racines des soignants coupées

Le cas des paysans fait écho à celui des soignants dans les hôpitaux. Tous ont choisi leur métier pour approcher les malades, tant sur le plan des soins, de la manipulation physique que de l’écoute. Pour cela il faut du temps. Pour remplir des papiers et souscrire aux normes en vigueur dont ils n’avaient pas été parties prenantes, l’administratif a réduit le temps qu’ils consacraient à l’opérationnel et à l’interaction avec les malades.

Leur intelligence en situation avait détecté comment mieux intervenir auprès du patient pour le soulager. Elle a été écrasée par des procédures contraintes qui n’ont plus guère laissé de place au côté émotionnel, relationnel et kinesthésique. La communication avec les collègues et les malades a été court circuitée par le manque de temps opérationnel. Les tâches se sont accumulées et ont été multipliées. Le stress et les RPS ont été au rendez-vous. Des agents ont quitté l’hôpital car « ils n’en pouvaient plus ». J’ai personnellement rencontré un infirmier que je connaissais dans un entrepôt de matériaux. Il conduisait un chariot élévateur.

La crise actuelle dans les hôpitaux est sans doute inhérente à l’ignorance des dirigeants sur un plan national, de la réalité du métier par ceux qui la vivent. Certains établissements l’ont compris. Ils se sont servis de la démarche Responsabilité Sociale des Organisations (RSO) et de la démarche Qualité de vie au travail (QVT) pour entamer un dialogue professionnel avec les soignants. Ceux-ci, devenus parties prenantes à l’organisation du travail ont pu retrouver la joie d’exercer un métier qu’ils avaient choisi pour la vie. Quant à la structure, la performance de son activité a pu être valorisée sur un plan national. Tout le monde y a gagné.

Il n’y a pas que les hôpitaux pour lesquels la démarche RSO QVT est opérante. A la condition d’y associer le personnel dans la durée grâce au dialogue professionnel. Pourquoi ne pas y penser ?

Le quant à soi de la taylorisation numérique

Parfois, des tâches réputées inutiles sont court-circuitées par l’intelligence artificielle. Sont-elles vraiment inutiles ? Quelles sont les conséquences pour le salarié de cette forme de taylorisation numérique ?

Pour exemple, l’employé d’une collectivité doit choisir au moins disant, selon le processus bien ordonné des cahiers des charges, les fournisseurs pour la cantine. Le logiciel vient de changer sans que l’employé y ait participé. La machine a déjà intégré dans les critères de choix, les réponses aux questions fermées posées aux usagers du restaurant. Ce qui a préalablement opéré un premier clivage statistique. En tant que responsable des approvisionnements en produits frais du self-service, les réclamations des convives parviennent directement à l’agent. Pour eux, il n’y a pas assez d’aliments bios dans l’alimentation ; le goût des plats à base de poisson et insuffisant ; ou le choix des crudités manque de variété. Il ne pourra pas leur répondre car il n’a plus la main. Dans la version prémâchée sur laquelle il doit travailler, il n’a pas retrouvé les demandes de ses collègues. Plutôt des indices de fréquentation de la cantine ou de prix payé par repas. Le logiciel a objectivé les demandes des Sujets qui n'apparaissent pas.

Une fois que l’agent aura enregistré sa copie sur l’ordinateur, le programme informatique maillera les différentes données. Cette version actualisée sera envoyée à la direction de la collectivité qui, avec le Conseil d’Administration, donneront leur avis sur la proposition confectionnée par la machine.

L’amont du travail de l’employé lui a échappé. L’aval aussi. Seul sur son île déserte le voici coupé du contact avec ses collègues et avec les fournisseurs. Son savoir d’expérience n’est plus convoqué. Il se demande à quoi il sert… Son activité n’est plus contributive à la satisfaction de ses collègues. Les tâches supprimées lui ont fait perdre la matérialité de son activité, le sens de son travail.

L’entité pourrait-elle réfléchir à l’utilité de la taylorisation numérique quand celle-ci coupe l’individu de ses racines en édifiant un obstacle au sens de son travail ? Pourrait-elle évaluer la pertinence réelle d’un logiciel qui ne prend pas en compte les demandes des usagers qu’il est censé satisfaire ?

Conclusion probable

Penser en priorité à ce qui fonde l’activité d’un Sujet au travail n’est pourtant pas un pari impossible… Dirigeants de l’entité et personnel y gagneraient en performance.

Le chef d’entreprise a-t-il déjà réfléchi si, le matin, quand son employé venait au travail, il était heureux de travailler chez lui ?

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