On entend toujours ici et là que le management ne s’apprend pas car il serait inné, on naîtrait chef ! Voici ce que Jacques Ardoino en disait en 1963 dans son livre « Propos sur l'éducation » s’appuyant notamment sur ses propres travaux et ceux de Gilles Ferry, Robert Sages, Max Pagès…

Extraits :

« En filigrane de nos comportements d'autorité se trouve une mythologie du « chef-né» (ou, dans le cas de la vente, du «vendeur-né») en vertu de laquelle certains hommes seraient essentiellement marqués par le destin, appelés par quelque vocation supérieure, prédestinés par leur caractère à commander, alors que les êtres ordinaires ont pour essence d'être menés. Cela veut peut-être dire qu'à travers les représentations que nous avons des chefs et en même temps de nous par rapport à nos chefs ou par rapport à nos subordonnés, il y a probablement le sentiment, avoué ou non, mais assez tenace, que le chef participe d'une autre essence, appartient à une autre condition que le subordonné, de même que le vendeur par rapport au client ou le médecin par rapport au malade. Il y a là, autrement dit, une sorte de quasi racisme et, si nous regardons les choses attentivement, nous avons mille occasions de le vérifier dans le comportement quotidien des uns et des autres: les enfants par rapport aux parents, les maîtres par rapport aux élèves, les officiers et les sous-officiers dans l'Armée, éventuellement même ceux appartenant à une Arme d'élite par rapport à ceux appartenant à d'autres Armes ».

« Bien souvent, quand un chef n'informe pas suffisamment ses subordonnés, ce n'est pas seulement pour se protéger stratégiquement en restant le seul à avoir une vision de l'ensemble, mais aussi parce qu'il ne se représente pas vraiment que ses subordonnés puissent avoir de tels besoins pourtant vivement ressentis chez lui-même. Il leur octroie, sans s'en apercevoir, une autre nature fondamentalement différente de la sienne, nécessairement inférieure, et à partir de cette vision initiale, résolvant le problème à sa base, il ne se pose plus de questions. Cette mythologie prend ses racines, entre autres fondements, dans notre civilisation gréco- latine, plus généralement méditerranéenne, à travers laquelle prédomine l'archétype culturel du pater-familias (tout-puissant et d'une essence supérieure) »…

… « À l'heure où le chef organisateur, pour pouvoir encore l'être, doit faire place au chef éducateur, au moment où l'art suprême du commandement aboutit parfois à cette délicate échéance de « savoir devenir inutile », la plupart des responsables mobilisent leur énergie à se rendre indispensables et irremplaçables ».

Le manager-né est donc une « illusion charismatique » (Bourdieu) ! « Savoir devenir inutile » en créant l’environnement capacitant adéquat pour les équipes ne se décrète pas. Le management s’apprend mais pas n’importe comment car il ne se résume pas à l’acquisition de simples compétences. Comme le dit si justement Georges Canguilhem, on ne peut pas rendre compte de la vie sans prendre en compte la vie ! La vie n’est pas un problème à résoudre d’autant plus qu’en France, il faut parallèlement combattre une sorte de négativisme ambiant (une défiance d’atmosphère) souvent décorrélé du réel mais bien concret. L'excellent ouvrage, publié en 1970 de André Teissier Du Cros et Jean-Jacques Thiébaut « Le courage de diriger : pour un management français » nous donne à voir une illustration d’un tel négativisme. Dans cet ouvrage, les auteurs relatent ce récit d'un américain en France : « Voyez-vous, monsieur, quand un Américain rencontre pour la première fois un autre Américain, il admet que cet individu est intelligent, honnête, travailleur et qu'il fait un métier passionnant et très utile à la collectivité. Jusqu'à preuve du contraire. Tandis que lorsqu'un Français rencontre pour la première fois un autre Français, il admet au contraire qu'il a affaire à un idiot, un ignorant ou un escroc, qui pratique un métier certainement inutile et probablement parasitaire. Jusqu'à preuve du contraire. C'est ce qui m'a le plus frappé dans votre charmant pays ».

Pour un manager en France, ne pas prendre en compte ce négativisme comme un enjeu qu'il convient de maitriser, c'est négliger une part essentielle des conditions de réussite d'une transformation qu'elle soit organisationnelle ou managériale. Le copier/coller managérial (c'est à dire l'importation de méthodes de management décontexualisées) et le solutionnisme nous font oublier cette réalité fondamentale. C’est pourquoi, la capacité à débusquer les « formes raffinées de camouflage » du réel et savoir mettre en œuvre un environnement capacitant nécessitent une éducation au management qui est loin d’être innée, éducation qui déborde la formation au management souvent très intellectualiste et uniquement orientée « solution ».

Tags: Management Apprentissage Formation